Peu de contrôles. Des règles et des procédures opaques pour les contribuables, presque inconnues de la profession juridique. Un constat sans appel et inédit sur le contrôle fiscal

Obscurantisme fiscal

Fatima Chaouche mardi dans un café au Kirchberg
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 15.12.2023

Fatima Chaouche a d’abord fait parler d’elle avec sa thèse sur les rulings, reconnue meilleure thèse de l’université en 2020. En 2022, la docteure en droit a lancé Les Cahiers de fiscalité luxembourgeoise pour alimenter une doctrine lacunaire voire inexistante, où chaque recherche juridique relève de « l’archéologie » (d’Land, 8.4.2022). C’est dans ce cadre qu’elle a exploré la terra incognita du contrôle fiscal. Dans une étude de 125 pages présentée ce jeudi soir à l’Université, elle et ses coauteurs1 détaillent le peu de contrôles fiscaux réalisés et leur opacité pour les contribuables visés.

Le projet de recherche2, inédit, a germé en septembre 2022 au cours d’une discussion entre les fiscalistes, experts et enseignants qui constituent le comité de rédaction des Cahiers. Ils s'étaient alors étonnés de la maigre connaissance en matière de procédure de contrôle fiscal. Ensemble, sur leur temps libre, de mai à juillet 2023, ils ont mené l'enquête auprès de 133 participants (contrôlés fiscalement) et parlé à des consultants, des experts-comptables et des avocats expérimentés. Un fiscaliste a par exemple raconté n’avoir jamais rencontré de contrôle fiscal en trente ans de carrière. « Personne ne connaît les règles applicables », issues de textes allemands âgés d’un siècle, résume Fatima Chaouche, et « l’administration a un pouvoir discrétionnaire sur la manière d’organiser le contrôle », poursuit-elle.

Fatima Chaouche introduit l'étude avec ce qui aurait pu être des alertes. Dans son rapport consacré à la fraude fiscale rendu en 1997, le député socialiste Jeannot Krecké avait déjà remarqué dans l’opinion publique « l’impression que les administrations fiscales ne sont presque plus visibles et que le risque d’être soumis à un contrôle approfondi devient insignifiant ». La loi impose aux grandes entreprises un contrôle tous les trois ans. Il n’intervient en moyenne que tous les trente ans, note Alain Steichen dans son manuel de droit fiscal. Dans un avis rendu en 1990, la Chambre de travail estimait à environ dix milliards de francs luxembourgeois, le manque à gagner lié au déficit de contrôle. « L’ACD n’a pas la culture du contrôle fiscal dans son ADN », en déduit Fatima Chaouche. Un aphorisme exagéré ? Plutôt une litote au regard des statistiques. Le rapport Krecké a relevé une quasi-inexistence du contrôle sur place de 1980 à 1995 (par exemple deux en 1993 et aucun en 1994). L’associé de la Fiduciaire générale de Luxembourg (qui deviendra Deloitte), Paul Laplume expliquait dans le Land en 1996 qu’un contribuable avait une chance sur mille de se faire contrôler.

En 2022, l’Administration des contributions directes (ACD) n’a effectué que seize contrôles sur place et 49 contrôles approfondis. Le « service révision » compte 18 agents. C’est trois fois moins que le personnel de ménage, relève Fatima Chaouche. Chaque agent a contrôlé 2,7 dossiers en moyenne sur l’année. Les bureaux d’imposition effectuent a priori des contrôles, mais leur détail, pour les 350 000 impositions évacuées en 2022, n’est pas clairement quantifié par l’administration dans son rapport annuel. 0,014 pour cent des impositions évacuées ont donné lieu à un contrôle approfondi. En revanche, le pourcentage de communication du dossier au procureur est bien plus élevé. En 2022, un quart des contrôles ont donné lieu à un signalement 36 pour cent en 2021 et 44 pour cent en 2020.

Fatima Chaouche soulève la question de l’organisation du contrôle au sein de l’ACD depuis 2008 et notamment à la suite de l’introduction de l’imposition suivant déclaration (le « fameux » §100a de l’Abgabeordnung). « N’était-elle pas destinée à soulager les bureaux d’imposition dans leurs tâches d’imposition en vue de leur libérer plus de temps pour la réalisation d’autres missions ? », interroge la fiscaliste. L’ACD n’y répondra pas. Sa direction n’a pas donné suite aux diverses sollicitations des chercheurs sur ce dossier. Depuis Luxleaks, relève Fatima Chaouche, « l’ACD s’est renfermée comme pour mieux se renforcer après la déflagration qu’elle a connue en 2014 ». Cette méfiance a encore été démontrée par son refus formulé à des journalistes d’accéder à des circulaires abrogées (d’Land, 19.05.2023). À tort, selon deux jugements administratifs rendus le 18 septembre. Un chantier pour le ou la successeur(e) de Pascale Toussing, dont le mandat arrive à échéance à la fin de l’année, mais aussi et surtout pour le gouvernement et le Parlement dans leur quête de recettes fiscales.

Le cadre juridique sent la naphtaline. Dans son introduction, Fatima Chaouche souligne que « l’essentiel du droit du contrôle fiscal applicable en 2023 » a été imposé par l'occupant nazi et repris en 1944 par le législateur luxembourgeois dans le système juridique national. « Aucune disposition réglementaire n’a été adoptée par l’exécutif luxembourgeois pour préciser la mise en œuvre de ces contrôles, laissant de la sorte un pouvoir discrétionnaire absolu à l’ACD », relève la référendaire à la Cour administrative. À l’exception d’un règlement grand-ducal en 1989 pour réduire le droit d’enquêter de l’administration en lui interdisant d’effectuer des contrôles auprès de certains établissements bancaires et financiers.

À l’inverse des juridictions voisines, le contribuable ne dispose d’aucune information ni communication de l’ACD sur les démarches à suivre en cas de contrôle. Nonobstant la détermination d’Alain Steichen à traiter le contrôle fiscal dans ses ouvrages (sous des aspects procéduraux en évoquant la charge de la preuve ou la place du secret professionnel), la doctrine juridique est quasiment restée muette alors que (parce que ?) le Luxembourg est devenu l’un des principaux centres financiers du monde. Quant à la statistique profane, ni le Statec, ni l’Ombudsman, ni la Cour des comptes, ni le Conseil d’État, ni la Chambre de commerce n’ont été mandatés ou sollicités pour mener une enquête ou rendre un avis en la matière.

Pourquoi donc étudier le contrôle fiscal si tout le monde semble s’en moquer ? C’est une question de transparence, répond Fatima Chaouche, notamment pour ce qui touche à la pratique administrative. Les recommandations qu’elle et ses camarades soumettent dans ce travail collectif « seront de nature à renforcer l’existence d’un droit de la procédure dédié au contrôle fiscal, y compris, les droits des contribuables qui font l’objet de ces contrôles », explique la fiscaliste. Les personnes interrogées par les chercheurs dans le cadre de l’enquête sont pour soixante pour cent des « conseils du contribuable contrôlé », pour vingt pour cent des représentants d’une personne morale contrôlée et pour vingt pour cent des personnes physiques contrôlées. Autre injustice révélée par l’étude : le contrôlé ne bénéficie pas toujours de notification du contrôle, si bien qu'il ne peut faire valoir ses droits le cas échéant. Les juristes proposent comme piste de réflexion, l’élaboration d’une charte du contrôle fiscal qui récapitulerait les garanties procédurales et qui devrait être fournie au contribuable lors de la notification d’un contrôle. D’autres propositions sont formulées pour toutes les étapes du contrôle. Elles tombent à pic en ce début de mandature.

Pierre Sorlut
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