En cavale depuis plus de quinze jours, le caporal Jürgen Conings illustre les dérives récurrentes du plat pays. Une Belgique où le cocktail sous-financement et bureaucratie défaillante mène à la répétition d’affaires graves et meurtrières. Une Belgique qui se ment à elle-même sur la dangerosité de son racisme structurel

De quoi Jürgen Conings est-il le symptôme ?

d'Lëtzebuerger Land vom 04.06.2021

C’est le genre d’histoire dont Netflix devrait s’emparer d’ici quelques années, pour quelques saisons… À la mi-mai, Jürgen Conings, 46 ans, militaire expérimenté, signalé comme « extrémiste potentiellement dangereux », vole un arsenal d’armes de guerre dans sa caserne de Bourg Léopold (Limbourg). Il prend la fuite en laissant deux lettres d’adieu ; l’une à sa compagne, l’autre à la police. Dans ces courriers, le désaxé fait part de sa violente amertume comme de son devoir de « faire quelque chose ». Si le fugitif a minutieusement préparé sa future clandestinité, il est probable qu’il en ait fait de même pour sa dernière « mission »...

Soupçonné de vouloir s’attaquer aux structures de l’État belge, à une mosquée et à plusieurs personnalités, dont le virologue Marc Van Ranst, Conings reste introuvable à l’heure d’écrire ces lignes. La découverte, le 17 mai, de sa voiture en bordure d’un parc naturel du Limbourg a été le déclenchement d’une « chasse à l’homme ».

Une traque intensive qui continue de mobiliser plusieurs centaines de policiers et de soldats de la Défense belge. Ceux-ci momentanément rejoints par des renforts du Luxembourg, des Pays-Bas et d’Allemagne afin de ratisser – par deux fois – le parc naturel précité. En vain. Ces fouilles, comme les autres recherches, n’ont toujours rien donné. Forces de police et militaires sont tenus en échec. Par l’un des leurs... Ajoutons que, selon les Autorités belges, le forcené d’extrême-droite ne se serait pas suicidé. La veille de sa disparition, Jürgen Conings a vidé ses comptes bancaires. Il disposerait d’une somme de 3 000 euros au fond de sa planque.

Du dysfonctionnement chronique belge

À mesure de la découverte des éléments factuels qui ont pu rendre possible « l’affaire Jürgen Conings », les médias belges se montrent très critiques envers leurs Autorités. À juste titre. Sur fond d’éventuel et nouvel attentat terroriste, cinq ans après ceux perpétrés à Bruxelles (32 morts et 340 blessés).

Le 28 mai, au JT de la RTBF, la présentatrice interpelle la journaliste Ti Diem Quach, en direct du Parlement où « la ministre de la Défense est bombardée de questions qui pointent de nombreuses défaillances ». « Il est désormais clair que des informations autour de Jürgen Conings étaient disponibles depuis 2015 », enchaîne la journaliste de l’Audiovisuel de service public francophone. « Cela fait donc presque six ans que différents services de renseignement du pays pointent sa radicalisation. La menace que représente Jürgen Conings a pris un tournant très sérieux, en février dernier, avec l’avis de l’OCAM [Observatoire du Contrôle et de l’Analyse de la Menace] le plaçant à un niveau de 3 sur 4. Ce qui signifie ‘une menace grave, possible et vraisemblable’. Ces informations ont été transmises au SGRS, le renseignement militaire, à la fois du côté de la Top hiérarchie du renseignement comme du côté de la ministre Dedonder. Mais ces infos ne sont pas remontées jusqu’à eux. C’est ce qu’a déclaré, plusieurs fois, ce matin, le ministre de la Défense qui reconnaît des défaillances dans la circulation de ces informations sensibles. En attendant, Jürgen Conings est toujours en cavale, l’enquête interne à la Défense se poursuit, un rapport final est attendu autour du 30 juin. »

Le même jour sur le même sujet, le ton est encore plus acerbe sur RTL-TVI. À la question de la présentatrice du JT : « Qu’a-t-on appris ce matin au Parlement, Mathieu ? », le journaliste Mathieu Col n’y va pas par quatre chemins : « Eh bien, on a appris que la ministre Dedonder n’était pas au courant de toute une série de choses alors qu’elle est pourtant bien responsable de son département. Pas au courant du cas de Jürgen Conings avant il y a quelques jours ; pas au courant que son nom était sur des listes de l’OCAM et du SGRS, les services secrets militaires ; pas au courant que la menace le concernant était au niveau 3 sur 4, depuis le mois de février ; et, toujours en février, que le SGRS apprenait que Jürgen Conings avait un projet d’attentat contre une mosquée ; pas au courant parce que l’information n’est pas remontée jusqu’à son cabinet ni même jusqu’au sommet des services de renseignement militaire… ». Et le journaliste de la chaîne privée francophone de conclure : « On dirait bien qu’on assiste au retour des dysfonctionnements, déjà constatés lors de grosses affaires dans notre pays, tels que l’affaire Dutroux [1996] ou les attentats de Bruxelles [2016]. »

À sa décharge, la ministre de la Défense, Ludivine Dedonder (PS), en fonction depuis moins d’un an, fait bonne figure. Elle assume les dysfonctionnements de son service de renseignements militaires (SGRS). Dans l’intervalle, elle a aussi suspendu l’habilitation-sécurité de onze militaires, présentant un profil inquiétant ou similaire à celui de Jürgen Conings. Une habilitation qui leur donnait accès à des armureries et bâtiments militaires sensibles.

De l’insuffisance criante de la lutte contre le racisme

Dès 2018, le caporal Conings est donc considéré comme un membre d’un groupe d’extrême-droite par les services de renseignements généraux de la Défense. Mais c’est en 2020 que tout s’accélère : l’extrémiste tient des propos racistes sur les réseaux sociaux. La Défense dépose plainte contre le militaire. Une plainte qui – comme trop souvent dans les dénonciations de racisme en Belgique – débouchera sur un « non-lieu » (soit l’absence de « charges suffisantes » pour ouvrir un procès).

Au service presse de la Défense, on tient décidément à respecter le vieux surnom de l’armée : « La grande muette ». À nos différentes interrogations concernant l’ampleur des convictions d’extrême-droite dans l’armée ou le fait que la hiérarchie militaire a déposé plainte en 2020 contre Conings, la porte-parole ne souhaite pas répondre. « Comme je le dis aux autres journalistes, sur cette affaire, nous ne communiquons rien tant que l’enquête est en cours », précise la fonctionnaire. « Je comprends bien vos questions mais qu’il s’agisse de cette plainte antérieure déposée au Pénal ou des propos précis incriminés et, partant, de ce qu’on considère comme du racisme au sein de la Défense : tout cela est analysé par le Parquet fédéral et fait partie de l’enquête en cours. Donc, on ne communique pas. »

Plus loquace, le porte-parole de la ministre Ludivine Dedonder accepte d’éclairer quelque peu notre lanterne : « Sur cette plainte, je ne peux vous livrer que les éléments dont j’ai connaissance. Les comportements de M. Conings sur les réseaux sociaux ont heurté une personne qui en a averti la Défense. C’est cette personne, un civil, qui a été victime de propos, qualifiés de ‘racistes’, écrits par M. Conings. Lesquels ? Je ne les connais pas. Mais la Défense a réagi immédiatement en déposant plainte contre lui. Cette plainte a été suivie d’un non-lieu rendu par la justice civile. Ceci a eu pour conséquence une sanction militaire contre M. Conings. C’est-à-dire : quatre jours d’arrêts simples. Dit comme cela, ça n’a pas l’air de grand-chose. Mais lorsque ce type de sanction figure dans votre dossier militaire : ça vous freinera toute votre carrière ! Vous ne pourrez accéder à la promotion pour passer sous-officier, d’autres fonctions vous seront aussi refusées. »

Certes, mais il reste du boulot… Bras droit du patron de la Défense belge, le major général Marc Thys a regretté, sur Twitter, que des soldats manifestaient leur soutien à leur ex-collègue fugitif. Dans un tweet, le haut-gradé a écrit ceci : « Je suis attristé de voir que les militaires se rallient également aux campagnes de soutien à Jürgen Conings. Peu importe son passé, il a rompu son serment de militaire par son comportement et ses actions. Il a complètement bafoué les valeurs de notre organisation. Rien, mais rien ne peut excuser ses actions. Ne vous laissez donc pas emporter par votre frustration, parfois justifiée. Ce type de comportement n’a pas sa place dans notre organisation et notre société. »

Du succès du complotisme et du rejet de la classe politique

Il est indéniable que la cavale comme la personnalité de Conings fascinent dans tous les milieux, au nord comme au sud de la Belgique. Peu sont ceux qui expriment publiquement une vive inquiétude ou leur ferme condamnation envers le fugitif d’extrême-droite. Au contraire… À l’image de la citoyenne Chantal Michiels, habitante, interrogée le 26 mai lors d’un débat sur la RTBF : « Il faut se demander pourquoi Jürgen Conings agit ainsi ? Et on se demande pourquoi plus de 50 000 personnes vont suivre un terroriste sur les réseaux sociaux ? C’est un problème de société. Je crois que ces 50 000 personnes sont écœurées du système politique actuel. À chaque fois que l’on vote, on se retrouve dans la même situation : on n’écoute pas le peuple… C’est le système politique qui est en faute. »

Des propos qui font écho à la sortie scandaleuse d’une conseillère communale de la ville d’Ath (Hainaut). La trentenaire Perrine Laine (LA) a partagé plusieurs publications virtuelles où l’on pouvait lire : « Nous sommes tous Jürgen et nous le soutenons à 1000% » ou encore « 100 types comme lui et les problèmes sont réglés en Belgique // 1000 types comme lui et les problèmes sont réglés en Europe ». À cela, s’ajoute le groupe de soutien néerlandophone à Jürgen Conings, qui a grimpé, en cinq jours à peine, à plus de 50 000 membres. Celui-ci a été supprimé par Facebook.

Autant de signes antidémocratiques très inquiétants que l’anthropologue Martin Vander Elst analyse et dénonce sans fards : « Les très nombreux soutiens au terroriste néonazi Jürgen Conings dépassent les milieux d’extrême-droite, on les retrouve sur des groupes Facebook des gilets jaunes, chez les divers participants aux ‘boums’ [manifestations anti-masque, anti-règles et anti-vaccin]. N’est plus du tout perçu qu’il s’agit d’un raciste suprémaciste qui fait partie d’une milice terroriste anti-migrants et islamophobe ! Dans ces groupes, on préfère penser qu’il s’agit d’un gars entré en résistance « parce qu’il sait quelque chose ». Le complotisme est à l’évidence une arme de l’hégémonie culturelle de l’extrême-droite et doit être combattu comme telle. Le soutien à Jürgen Conings s’appuie aussi fortement sur le contrat racial : les blancs ne se sentent pas visés par cette forme de terrorisme. Or, le soutien à l’action de cet instructeur de l’armée néonazi s’apparente à de l’incitation au terrorisme. »

D’une prochaine victoire électorale du néofascisme

Vu la clandestinité, actuellement réussie, de Jürgen Conings se pose, forcément, la question d’éventuelles complicités au sein de l’armée ? « Je pense que c’est un élément qui peut jouer, même s’il est assez spéculatif pour le moment. », a répondu laconiquement Michel Hofman, le boss de la Défense belge, sur les ondes de La Première (RTBF), le 2 juin dernier.

Quant à la complaisance envers l’extrême-droite au sein des renseignements généraux ou d’autres services de l’armée, l’Amiral Hofman se fait « sociologue » : « Vous savez, l’armée, ce n’est que le reflet de la société. Nous trouvons toutes les tendances, toutes les opinions, au sein de l’armée. Je ne pense pas que certains services soient plus perméables [aux idées d’extrême-droite]. Je pense qu’il y a dans la société en général, peut-être, un peu plus d’acceptation par rapport à certains comportements, certaines idées... Mais dans notre organisation, l’esprit de corps est assez fort, il y a énormément de contrôle social. Dès lors, les comportements divergents à nos valeurs sont détectés. Et il faut prendre des mesures adéquates et, de préférence, à temps ».

Ultime question : l’extrémisme de droite va-t-il continuer à s’étendre jusqu’à parvenir au pouvoir en Belgique ? La réponse de Jérôme Jamin, professeur en science politique à l’Université de Liège, n’est pas rassurante : « Je travaille sur ce sujet depuis vingt ans et j’en entends parler depuis trente ans : ces extrémistes sont déjà passés par les gouvernements nationaux, régionaux ou locaux, seuls ou en coalition, dans plusieurs pays européens. En Belgique, le Vlaams Belang est l’un des partis les plus puissants au Parlement fédéral. Leurs idées circulent. Dire qu’il y a ‘une menace pour demain’, c’est ne pas voir qu’elle est déjà bien installée. En Belgique, la menace d’extrême-droite n’est pas pour dans cinq ans : on est déjà dedans ! ».

Olivier Mukuna
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