Bande dessinée

SOS d’une terrienne en détresse

d'Lëtzebuerger Land du 24.02.2023

Une femme est morte, un matin, seule, dans sa salle de bain. On pourrait croire le début d’un thriller, il n’en sera rien. Ici point d’assassin, pas de mobile, pas de scène de crime pleine de sang que la police scientifique pourrait analyser. Un étrange personnage aux traits d’animal est aux côtés de la femme à son réveil. « Je suis… en enfer ? » demande-t-elle alors dans une bulle blanche et bien ronde. « Nous n’aimons pas trop ce mot…/ mais oui, on peut dire ça », lui répond la créature dans un phylactère au fond rouge et au formes plus troubles. « C’est joli » reprendra-t-elle, sans regret ni crainte. Elle n’a pas vraiment le temps de s’habituer à son nouveau chez elle que la créature lui apprend qu’elle ne pourra pas rester là et qu’elle va repartir, « en fantôme certainement, sauf si vous gagnez à la loterie », précise-t-elle. Notre néo-défunte a « une chance sur 7,67 milliards d’y retourner en vie », sur Terre, bien sûr. Une petite chance, mais une chance tout de même aurait-on tendance à dire.

« Oh… non merci / Je n’ai pas très envie de repartir », répond celle qui demande seulemeny à mettre autre chose que son pyjama ; car oui, sa mort n’a rien de naturel ou d’accidentel ; la jeune femme, dont on n’apprendra jamais le nom, s’est pendue à la barre de son rideau de douche. Par ennui ! « Hm. Enfin…/ C’est un peu obligatoire » lui répond tout de même la créature débonnaire. Bien évidemment, la suicidée va gagner au tirage et retourner sur Terre.

Certes, la chute dans la baignoire ne se fera pas sans douleur et la trace autour de son cou va désormais l’obliger à porter constamment une écharpe. Mais au-delà de ce petit changement vestimentaire, et d’un tout petit retard ce jour-là au bureau, sa vie va reprendre son fil, comme si rien ne s’était passé. La jeune femme va alors reprendre sa petite vie morne et répétitive de navetteuse, retrouver son petit logement tout en haut d’une haute tour sans caractère, retrouver son travail on ne peut plus abrutissant et sans la moindre valeur ajoutée. Et la voilà repartie dans son quotidien fait de train, boulot, dodo… sauf que, désormais, elle n’est plus seule dans son appartement. Son fantôme a pris possession des lieux.

Rien à voir avec le genre de fantômes qu’on peut voir dans les nombreux films d’horreur, ici cet alter ego évanescent est un autre soi tout à fait convenable, urbain même, à l’écoute, qui aime faire plaisir, qui propose de préparer le dîner pendant que la vivante pend son bain, qui fait la vaisselle, qui range… Il faut s’habituer à sa corde éternellement présente autour de son cou, mais il n’empêche que la convive est agréable, et pas cher en plus, elle ne mange pas, ne consomme rien, n’a pas besoin de vêtements et, de toutes façons, ne peut quitter l’appartement. Finalement, n’est-on pas le meilleur colocataire de soi-même ?

À force de partager sa vie avec un fantôme, la femme finira par en voir d’autres – un peu comme Bruce Willis dans The Sixth Sense –, d’abord à son bureau, un esprit présent sur place depuis 47 ans déjà – l’éternité « au début ça rend chèvre, et puis on s’habitue, et au bout d’un moment on n’y fait plus attention » lui apprendra-t-elle –, puis partout : dans la rue, dans les magasins, sur les voies du train… Des non-vivants qui poursuivent leur vie, enfin, leur mort, à l’endroit où ils ont passé l’arme à gauche.

L’auteur de ce Tous les vivants ­­– d’origine russe, Roman Muradov est installé à San Francisco – enchevêtrera alors le quotidien, sans grande folie ou événements marquants, de la jeune femme, et celui des étranges créatures que le lecteur a découvert dans l’étrange purgatoire des premières pages. Des mondes qui se recroiseront à plusieurs reprises pendant les 160 pages du récit. Un récit surprenant en tout point, empli de mélancolie, sur la mort, le suicide, la solitude, la lassitude, l’ennui, mais plein de tendresse, de nostalgie et d’humour – noir bien entendu !

Un récit singulier, un ton singulier, un rythme singulier qui vont de pair avec un graphisme tout en finesse, des décors froids, presque absents, transparents, des villes faites de petits riens, des objets aux contours imprécis – ou au contraire, aux contours clairs, mais à l’anatomie absente –, des couleurs rares, sombres, passées et des personnages souvent sans visages, voire sans corps, réduits parfois à de simples gribouillis grisâtres. Un graphisme de l’absence, fait ici uniquement de pointillés, là seulement de lignes droites, et là encore de grands aplats de couleur, qui peut rebuter au début mais finit par apporter une rare expressivité et un énormément de poésie à l’album.

Il faut accepter de se laisser embarquer, accepter de tourner ces nombreuses pages sans texte et aux cases quasiment vides, mais qui finissent par donner une ambiance et un rythme – que Sofia Coppola ne renierait probablement pas – bien particuliers au récit pour apprécier pleinement ce projet original et finalement pas si difficile d’accès qu’il en a l’air.

Tous les vivants, de Roman Muradov. Dargaud

Pablo Chimienti
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