Binge Watching

La mort de Moro

d'Lëtzebuerger Land vom 31.03.2023

Chaque année depuis le 16 mars 1978, un même cortège défile à Rome, via Fani, là où Aldo Moro fut enlevé et les cinq hommes de son escorte abattus. Ainsi débute la fameuse affaire Moro, sur fond de crise politique majeure : un rapt opéré par une poignée de Brigades rouges suivi d’une captivité de 55 jours au terme de laquelle l’homme politique est retrouvé sans vie, recroquevillé à l’arrière d’une Renault 4L située entre le siège de la Démocratie-Chrétienne (DC) et celui du Parti communiste italien (PCI). Un emplacement significatif, à la symbolique sans doute soigneusement mise en scène par les brigadistes eux-mêmes. Non seulement ces deux partis populaires étaient renvoyés dos-à-dos pour leur rapprochement dans le cadre du « compromis historique », cette ouverture à gauche dont Aldo Moro, président de la DC était justement l’instigateur. Mais il rappelait aussi cette cruelle réalité, à savoir que ni le PCI, ni la DC n’ont levé le moindre petit doigt pour sauver le soldat Moro, préférant s’arc-bouter sur une commune ligne de fermeté ; aucune négociation n’est possible avec un groupuscule terroriste. Pourtant, tout au long de sa correspondance en captivité, Moro ne cesse d’invoquer, auprès de ses destinataires, la nécessité de négocier sa libération, invoquant tantôt son statut de prisonnier politique, tantôt la tradition chrétienne humaniste dont son parti se revendique sans jamais en appliquer les principes toutefois... Isolé, discrédité par les membres de son parti qu’ils le prennent pour fou, abandonné de tous, Moro est conduit malgré lui au sacrifice, victime expiatoire dont le sort convoque évidemment la Passion du Christ. Les conditions de cette condamnation, comme les nombreuses zones d’ombres qui l’entourent, cristallisent aujourd’hui encore de nombreuses passions au sein de la Péninsule, comme en témoigne la récente programmation sur Arte des six épisodes d’Esterno Notte (2022), première excursion sérielle du réalisateur Marco Bellocchio, 83 ans au compteur.

Sur le modèle de Rashomon (1950) de Kurusawa, la série Esterno Notte retrace ces folles journées de printemps en faisant successivement alterner différents points de vue sur un même événement. Les deux premiers épisodes nous introduisent dans les arcanes de la DC, lieu des intrigues et des secrets d’État où l’on rencontre ses principaux acteurs : l’impénétrable et sinistre Giulio Andreotti (Fabrizio Contri), le frêle Francesco Cossiga (Fausto Russo Alesi), ministre de l’Intérieur qui était censé assurer la sécurité de Moro, jusqu’à l’allié naturel de la DC, le Vatican, sous le règne finissant de Paul VI (Toni Servillo). Les épisodes 3 et 4 se positionnent au côté des brigadistes pour cerner les divisions qui apparaissent entre eux au sujet de l’exécution. Les deux derniers épisodes enfin se confortent dans l’intimité familiale, d’où se distingue pour sa dignité la femme de Moro, Eleonora (Margherita Buy), qui essaie de faire entendre la voix de son mari auprès des plus hautes instances de l’État et du Vatican. Aldo Moro (Fabrizio Gifuni, qui a déjà incarné Aldo Moro en 2012 dans Piazza Fontana, le film de Marco Tullio Giordana) est donc le grand absent de la série. Sans existence propre, reclus dans une cachette, il est le fantôme central autour duquel circule le récit, vivant par procuration, par l’intermédiaire de rêves, de souvenirs de famille, ou par la lecture de ses lettres qu’en font ailleurs ses destinataires.

Le huis-clos brigadiste qui présidait dans Buongiorno Notte (2003) s’inverse dans ce contre-champ qu’est Esterno Notte au profit d’une compréhension polyphonique des faits, grâce à la durée qu’offre une série. Buongiorno Notte était une nouvelle, là où Esterno Notte a l’ampleur d’un roman. On y trouve de tout : du grotesque (un « tribunal du peuple » autoproclamé), du mélodrame (les déchirements familiaux), de la tragédie... Et même de la comédie, des sons de sifflets soulignant la farce que représente chacune des apparitions des hiérarques de la Démocratie-chrétienne.

Esterno Notte (2022), six épisodes de Marco Bellocchio, avec Fabriozi Gifuni, Toni Servillo, Daniela Marra, disponible sur Arte.tv

Loïc Millot
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