Parallèlement à son parcours de sculptures, la Luxembourg Art Week inaugure des œuvres installées dans des vitrines de commerces vides

Art en capsules

João Freitas, Traces in suspension
Foto: Sophie Margue
d'Lëtzebuerger Land vom 07.11.2025

Créer des passages et décloisonner le rapport à l’art pour en faire une chose publique pas seulement pour les professionnels ou les amateurs, telle est l’ambition du parcours de capsules proposé par la Luxembourg Art Week, sur le modèle de la CeCil’s Box en façade du Cercle Cité. Toute la difficulté de l’entreprise réside dans le fait de ménager des conditions esthétiques au sein d’espaces souvent exigus et non destinés à accueillir des œuvres d’art, de surcroit dans des rues de passage où abondent les enseignes marchandes. Une fois ces conditions techniques remplies, il faut encore que l’œuvre soit en mesure de dénoter, d’interrompre le flux des passants, d’arrêter leurs regards. Au total, sept œuvres « encapsulées » sont ainsi à découvrir à travers les vitrines de commerces vides.

Commençons par l’installation sylvestre de la Luxembourgeoise Val Smets, qui vit et travaille à Bruxelles en étant représentée par Valerius Gallery. Intitulée It Happened Tomorrow, son œuvre reconstitue sur un mode poétique un coin de forêt peuplé d’arbustes réels et de faux champignons soutenus par des tiges, l’ensemble se déployant devant une grande lithographie dont les tons bleutés rappellent la froideur de l’hiver aussi bien que son enchantement. Considérablement agrandie par rapport à son format d’origine, la lithographie comprend des lignes noueuses qui évoquent les ramures d’un arbre, un arrière-plan qui contient donc en puissance un environnement forestier que la plasticienne va s’évertuer ensuite à projeter et à matérialiser. Rien d’étonnant à ce que l’artiste évoque comme référence Fantasia, notamment pour l’entrelacement de la fiction et de la réalité à l’œuvre dans le film d’animation de Walt Disney. C’est en effet ce principe qu’elle met en œuvre ici, à partir de la lithographie, en y ajoutant de vraies souches et branches en décomposition, qu’elle a prélevées dans le bois de La Cambre. L’estampe paraît alors accoucher d’éléments qui prennent réalité et relief sous nos yeux, auxquels ont été ajoutées les sculptures colorées de champignons. Ces formes l’occupent depuis un certain temps et qui symbolisent, pour l’artiste, « adaptabilité et transformation ». Ce qui vient éclairer le titre de son installation, qui condense les temporalités, les cycles de la mort, de la décomposition et de la renaissance. Val Smets s’amuse de l’emplacement qui lui a été assigné, au n° 23 de la Grand-rue, là où se trouvait autrefois l’ancienne pharmacie Pélican. Un oiseau qui représente dans la tradition alchimique le « sacrifice de soi et le renouveau », précise celle qui désire relier les « formes ancestrales et contemporaines de guérison ». Juste à côté de It Happened Tomorrow repose Soft Future, une installation d’Anna Bochkova. Elle explore la figure de la sorcière et de ses apparats, réels ou fantasmés, comme celle des poches, qui symbolisent le savoir interdit qu’elles étaient censées détenir. Un motif de persécution des sorcières dont s’empare la plasticienne en le reproduisant, en négatif, sur ses sculptures en acier parsemées d’espaces laissés volontairement vides. Aux côtés de ces canevas d’acier, un dessin dans un cadre en papier mâché provenant de documents administratifs, reflets d’une vie aliénée, dont transparaissent parfois quelques fragments de mots. Y sont représentés, intimement proches, un homme et une femme dans une combinaison futuriste : « La sculpture construit le monde, le dessin l’anime, ensemble ils forment un langage entre matière et imagination, ouvrant de nouvelles possibilités de dialogue », nous renseigne Anna Bochkova.

Plus avant, au sein du passage du Centre Brasseur, une grande vitrine accueille l’installation de Corentin Darré, qui sera dans quelques mois en résidence à la Synagogue de Delme. Chagrin procède d’une nouvelle écrite par le jeune homme, Avant que les champs ne brûlent, qui détourne les codes du western pour mettre en scène un couple homosexuel injustement accusé d’être responsable de la sécheresse qui sévit dans la région. Le choix de recourir à l’épopée américaine brasse une iconographie connue, à commencer par Lonesome Cowboys (1968) de Warhol ou encore l’exception remarquable que représente Macadam Cowboy (Midnight Cowboy, 1969) de John Schlesinger, qui reçut trois Oscars en 1970 tout en étant classé X lors de sa sortie en salles américaines. Un unicum au sein la production cinématographique hollywoodienne, qui trouvera un prolongement étonnant avec le succès public de The Secret of Brokeback Mountain (2005) d’Ang Lee. Les portraits de ses cowboys esseulés, doublement isolé du monde par les châssis calcinés qui les encadrent, sont dépeints par Darré dans des tons sépia. Une couleur, rappelons-le, qui procède de la dégradation de ses composants, dont le choix fait écho au champ de maïs desséché et tranche avec le ciel irisé de reflets roses en toile de fond, intentionnellement kitsch. Tout en jouant avec les clichés cinématographiques qui entourent ses icônes gay, le plasticien met en relation homicide et écocide, rejet social et effondrement climatique, telle une double malédiction qui les frappe.

Rue Louvigny, deux installations se succèdent : Traces in suspension de João Freitas et Murmuration (Sans titre) de Julie Krakowski. La première, curatée par Atena Abrahimia, investit malicieusement l’espace d’un chantier, work in progress, lieu infini marqué de l’empreinte humaine. Ainsi, sur le sol, Freitas a installé des planches en bois de son atelier qu’il a peintes en blanc et où transparaissent les traces de ses pas. Comme à son habitude, l’artiste collecte des objets dans la rue ou lors de ses voyages, qu’il réutilise dans un cadre esthétique en les dotant d’une nouvelle signification, comme la toile abrasive, qu’il gratte pour en révéler un élément textile. « Ce sont des éléments qui parlent à travers nous du travail, du geste, du labeur, en exposant les traces d’un travail mené durant cinq ans, comme le recours à la bâche, un matériel que je suis en train d’utiliser pour un projet, que Atena a découvert dans mon atelier à l’état brut. Ce sont toujours des choses en cours de production, non-finies, et donc encore modulables, qui peuvent être installées à différentes étapes et qui se situent dans un entre deux », résume l’artiste luxo-portugais. La seconde installation de la rue Louvigny, que l’on doit à Julie Krakowski, s’inscrit à la suite de deux œuvres précédentes employant le verre filé : Souffle (2024), qui s’accompagnait d’une performance musicale du saxophoniste Johannes Eimermacher, et Incantations. Dévoilé pour la première fois à la Fondation BLAN en 2025 dans le cadre de Arts Brussels OFF, Murmuration désigne la nuée d’oiseaux qui se constitue parfois dans le ciel, aux mouvements chorégraphiques et aléatoires. Pour évoquer ce phénomène naturel, l’artiste donne forme à une pluie de filament de verres suspendus, aux lignes étranges et imprévisibles. Une impression de légèreté en émane, renforcée par la présence rare de plumes d’oiseaux aux côtés des bulles de verre. La minutie employée par l’artiste invite ici le public à se rapprocher de la vitrine pour contempler l’œuvre en détail, dans un rapport d’intimité. D’autres capsules sont à découvrir jusqu’au terme de la Luxembourg Art Week. Celle d’Olivia Rode Hvass, HUNT(ED), qui est constituée de trois tapisseries tissées en Jacquard numérique et prend place dans le passage du Centre Neuberg. Celle de Miriam Schmidtke, The Manifesto of Post-Phlegmatism, qui réhabilite le sommeil et l’apathie contre les excès du néolibéralisme. Sans oublier The Heavenly Wooded Area d’Elsa Salonen, qui assemble des plantes médicinales en usage chez les guérisseurs finlandais aux côtés de fragments d’arbres et d’ossements trouvés dans la forêt.

Parcours de capsules dans le cadre de la Luxembourg Art Week, jusqu’au 23 novembre

Loïc Millot
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