…ou vendetta à la norvégienne, au retour dans le village natal d’un type appelé Fliegender Holländer

Du rififi à Sandwike…

Première rencontre fatidique
Photo: Bayreuther Festspiele/ Enrico Nawrath
d'Lëtzebuerger Land du 13.08.2021

Mélangeons allégrement les coordonnées géographiques, sans scrupule ; Dmitri Tcherniakov, le metteur en scène du nouveau Vaisseau fantôme, a fait plus, pire diront d’aucuns, inconsolables de ne pas avoir vu ni mer ni navires, les marins cantonnés au bistro de la place communale, même pas du port. Et tout autour rien que des maisons en briques, du banal où l’on ne s’attend pas à l’intrusion du surnaturel, pas d’errant mythique en vue, pas d’ashaverus, le Hollandais en l’occurrence sera un type du pays, de retour au village, et cela fera un beau grabuge. Les vagues de la mer, ses flux et reflux, c’est l’affaire de l’orchestre sous la direction magistrale de l’Ukrainienne Oksana Lyniv, première femme dans la fosse mystique, il en reste toujours quelque chose d’une réalité cachée, secrète, dans la Festspielhaus de Bayreuth. Quant aux chœurs, partagés en deux, une partie sur la scène, faisant semblant, l’autre chantant à l’abri, et cela fonctionne.

La légende rapportée par Heine, transcendée en mythe, fi donc, Dmitri Tcherniakov est un homme pragmatique, et son vaisseau à lui n’a rien d’un fantôme, il naviguera dans des eaux d’une narration toute réaliste. Là encore, par dépit, d’aucuns évoqueront un thriller, on verra que Tcherniakov n’a que faire du suspense, mais l’intelligence, la tension et l’intensité y sont. Pendant l’ouverture, il nous révèle le passé de cet homme identifié à la seule lettre H, de son traumatisme comme jeune garçon, voyant d’abord sa mère collée contre un mur et forcée par Daland, elle est rejetée très vite par tout le village, et même le prêtre lui claque la porte de l’église au nez. Sans autre issue, elle se pend, le petit H est en témoin. D’où une volonté de vengeance, et plus question de salut (qui est du domaine des femmes chez Wagner), pour la délivrance, le prix fort sera payé.

Il y a de l’anti-héros dans cette interprétation (bien assumée par John Lundgren, vigoureux de la voix), pas de quoi faire rêver Senta, tout au plus une occasion de fuir la monotonie, mais l’excellente Asmik Grigorian, au chant puissant et lumineux, comme sur une scène de rock au milieu de compagnes dépourvues évidemment de rouets à filer au moment de la ballade, nous campe une jeune femme on ne peut plus moderne, qui ne se laisse pas faire. Soupçonnons-la de prendre cette arrivée inattendue comme une invitation au jeu, elle s’y laisse prendre, elle en a assez de celui qui lui est destiné, c’est seulement plus tard, avec les morts qu’il y aura, qu’elle semble se rendre compte, trop tard.

On sait que son père Daland est prêt à vendre sa fille à ce riche étranger, et que Mary, entre nourrice et marâtre, n’a en tête que de garder la place auprès de son homme (et leurs interprètes, Georg Zeppenfeld et Marina Prudenskaya, à tous égards, sont d’une belle assurance). Cela donne, lors de l’étrange première rencontre du Hollandais et de Senta, ce repas quasiment de famille déjà, un père qui ne fait que manger, une Mary il est vrai soupçonneuse, et les deux qui sont promis au mariage plus éloignés l’un de l’autre qu’ils le sont pour de vrai aux deux bouts de la table. Dmitri Tcherniakov connaît sa psychologie, il sait la faire passer dans les attitudes, les comportements. Pour preuve également, la façon dont il valorise le prétendant de Senta, voilà un Erik tout solide, entreprenant, Eric Cutler, dans ses efforts de sauver son amour, il n’a que le malheur de faire face à plus forte que lui, ce qui lui vaudra même une gifle.

Pour ceux qui sont dérangés par tous ces retournements, ce côté déconstructiviste, pour employer ce vocabulaire, il restait la musique, un orchestre que la jeune cheffe aux accents dramatiques quand il le faut, non moins à des moments de lyrisme envoûtant. Une musique qui n’est pas à contre-courant de la mise en scène, elle lui donne une autre ampleur, ouvre peut-être l’horizon du large. La réussite est d’autant plus belle dans les conditions de la pandémie.

Vous êtes impatient(e)s d’apprendre comment cela se termine dans cet anti-Vaisseau. Eh bien, en trois étapes. Le Hollandais tire d’abord sur des villageois réunis sur la place (face à ses propres hommes d’une indifférence totale), en tue quelques-uns, puis c’est Mary qui le descend à son tour (à coup de fusil), enfin les maisons autour se trouvent incendiés, Sandwike est en flammes, quant à Daland, on le voit s’esquiver. Mary et Senta tombent dans les bras l’une de l’autre, elles se séparent, ces femmes dont l’une s’est muée en tueuse pour maintenir les choses en place, et tout au long on a vu au-dessus des toits le clocher de l’église, l’autre s’est avérée une rebelle avec un côté, peut-être involontaire, d’aguicheuse.

Humaine, trop humaine, toute l’histoire. On n’écoutera pas Erik qui voit le Hollandais possédé par le diable. Et Senta se lier à lui : Satan est avec toi. Il aura suffi d’un fort désir de vengeance, d’une volonté irrépressible d’autonomie. Bien sûr, âmes romantiques s’abstenir.

Lucien Kayser
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