Suzanne et les vieillards

d'Lëtzebuerger Land vom 05.05.2023

Certaines toiles fonctionnent comme de véritables lapsus. Plus encore lorsque leur titre hésite étrangement entre deux sens contraires, comme c’est le cas du tableau qui ouvre l’exposition Suzanne Valadon. Un monde à soi au Centre Pompidou-Metz. Il s’agit de L’été (1909), également appelé Adam et Eve. D’un côté, la fièvre du paganisme : les corps nus d’un homme et d’une femme tanguant dans l’ivresse de la saison. De l’autre, la scène biblique originelle prévalant à l’exclusion du paradis : la femme y cueille la pomme iconique que l’homme tente ici de retenir de la main droite. Dans le rôle de la pècheresse, on reconnait Suzanne Valadon elle-même, dans une double fonction de peintre et de modèle, au côté de son jeune compagnon André Utter (1886-1948), de vingt ans son cadet. Avec ce tableau, Suzanne Valadon devient l’une des premières femmes à peindre un homme nu de face, une exception si sulfureuse que le sexe de l’homme sera plus tard sagement recouvert d’une sage feuille de vigne. Elle récidivera dans le monumental Lancement de filet (1914), lointaine réminiscence du Pécheur à l’épervier (1868) de Frédéric Bazille. Suzanne Valadon rencontre André Utter en 1909, année de la réalisation de L’été et de sa séparation avec Miquel Utrillo. Une rupture joyeusement consommée.

À côté de L’été, L’Avenir dévoilé (1912), toile présentée au Salon d’Automne de 1912 qui est caractéristique de cette période marquée par la production de grands nus féminins. La femme dénudée est comme en apesanteur, étendue sur un canapé de couleur pourpre, écoutant attentivement le récit que lui narre une tireuse de cartes. Le style employé par Valadon rappelle l’influence du mouvement nabi et plus encore de son inspirateur, Paul Gauguin, dont elle reprend aussi la façon rugueuse de représenter les corps. L’écrasement de la perspective qu’elle adopte vient prononcer le caractère magique de la scène : les cartes dévoilées y sont suspendues dans l’air, déployant une sorte d’éventail. Le soin conféré à l’arrangement des drapés comme aux motifs décoratifs d’intérieur est un aspect qu’elle poursuivra dans ses créations. Tout comme les épais cernes qui circonscrivent à chaque fois ses figures.

La peinture va devenir ensuite une singulière histoire de famille, puisque André Utter, avec lequel elle emménage à Montmartre, est l’un des amis de son fils, Maurice Utrillo (1883-1955). Tous deux sont peintres, initiés et formés par Suzanne, qui connaît dès la fin du 19e siècle une certaine renommée parmi les marchands d’art. Degas se plaît même à collectionner ses dessins, principalement de femmes prises dans leur réalité quotidienne, qu’il affectionne tout particulièrement pour leur « ligne souple et dure », selon ses termes. Plusieurs portraits collectifs consignent ce mode de vie familial singulier auquel participe, en plus du trio maudit formé avec Utrillo et Utter, la mère de Suzanne, Madeleine, blanchisseuse venue du Limousin rejoindre Paris. Ainsi de cet ironique Portrait de famille (1912), qui dit bien mieux que des mots les divergences et les déceptions qui se manifestent au sein du foyer, mais aussi le cruel passage du temps. La vieille Madeleine semble déjà sur la sortie, le regard vide, comme interdite auprès de son petit-fils Maurice, affalé sur une chaise, le regard tourné en lui-même, l’air mélancolique. Derrière eux, le couple n’a pas meilleure mine : Utter se voit déjà ailleurs, confiant dans un avenir qui lui appartient seul, tandis que Suzanne affronte courageusement le regard du public, une main ouverte sur la poitrine à la manière de L’Antea (1524) de Parmesan. L’été semble déjà loin.

Se destinant initialement au cirque, avant qu’une mauvaise chute ne l’en éloigne définitivement, Suzanne a, dès l’âge de quinze ans, son entrée dans la plupart des ateliers de la capitale grâce à son activité de modèle. Ses grands yeux bleus irradient les toiles des plus grands noms de l’époque et dont certains des tableaux ont été rassemblés dans le parcours. Suzanne apparaît nue chez Lautrec (dont elle fut la maîtresse), la moue nonchalante, quand celle-ci se faisait encore appeler Maria (La grosse Maria, 1884) ; chez Renoir, la jeune femme revêt une magnifique robe de bal, distraite au bras de son compagnon de danse (Danse à la ville, 1883). Elle pose aussi pour Le Bois sacré (1886-1889) de Puvis de Chavannes. Nul ne sait pourtant qu’elle passe son temps à remplir des carnets de dessins. C’est Edgar Degas que Valadon élit pour les montrer pour la première fois. Aussitôt frappé par leur qualité, d’autant plus que Suzanne est autodidacte, il l’encourage à poursuivre et fera toujours montre d’attention à son égard.

En attendant l’exposition dédiée au psychanalyste Jacques Lacan en 2024, où l’on pourra revenir à L’origine du monde de Courbet, l’exposition Valadon œuvre en faveur d’une totale représentabilité du corps, sans pudeur aucune, faisant ainsi sourdre une tradition féministe du nu qui va des portraits de Valadon à ceux d’Alice Neel, jusqu’aux plus récentes prises de vue intimistes de Nan Goldin.

Suzanne Valadon. Un monde à soi,
jusqu’au 11 septembre 2023 au
Centre Pompidou-Metz

Loïc Millot
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