L’épidémiologiste Michel Pletschette sur les stratégies politiques et sociales de la lutte contre le Covid-19

« Le déni se paiera cash »

d'Lëtzebuerger Land du 06.11.2020

Le Luxembourgeois Michel Pletschette est médecin spécialisé en microbiologie et en épidémiologie des infections. Ancien chef de clinique à l’École de médecine de Hanovre, il a travaillé entre 1992 et 2017 à la Commission européenne, où il a dirigé le département d’évaluation des politiques sanitaires. Il est actuellement attaché au département des maladies infectieuses et tropicales de la Ludwig Maximilian Universität à Munich.

d’Land : La semaine dernière, le Luxembourg a bifurqué de ses voisins pour emprunter une sorte de Sonderweg épidémiologique. Un égarement ou une piste visionnaire ?

Michel Pletschette : Comme partout en Europe, le gouvernement luxembourgeois a vu la marée monter, et n’y a réagi que tardivement et par des demi-mesures. Aujourd’hui, pour la première fois, les hôpitaux sont vraiment sous tension. Le gouvernement n’a pas encore compris que ses tergiversations, son attentisme, son déni vont se payer cash, aussi économiquement, comme le montrent les données internationales. Si l’on veut réduire la transmission de 70 pour cent, chaque semaine de perdue, c’est deux semaines de confinement de plus. Dès la mi-septembre, donc avant d’atteindre les taux de diffusion actuels, on aurait dû introduire un « circuit breaker », un confinement planifié d’avance et limité dans l’espace et dans le temps. Je crains qu’aujourd’hui, il ne soit trop tard. À ces hésitations s’ajoutent une mise en œuvre précoce de cette idée saugrenue de tester tout le monde par appel, alors qu’une infection se répand généralement plus vite que la mise en place d’un système de test. On peut également regretter qu’à l’inverse de la France, les avis scientifiques à l’attention du gouvernement ne sont jamais rendus publics, sinon de façon rudimentaire.

Que pensez-vous de la revendication portée par l’Association des médecins et médecins dentistes (AMMD) d’établir un hôpital Covid ?

Des tels concepts ont été abandonnés au fil des siècles, car on a constaté qu’ils ne servaient pas suffisamment au moment voulu. Les pays bien préparés comme Singapour ont opté pour la planification de systèmes de soins parallèles mais à un même niveau, Covid et non-Covid, ainsi que pour des services hospitaliers sécables. Ce sont des solutions plus dynamiques. On ne peut finalement pas s’étonner que l’AMMD appuie cette idée d’un hôpital pandémique. De nombreux spécialistes hospitaliers sont économiquement lésés par le blocage des hôpitaux privés, leurs services et consultations tournent au ralenti. Beaucoup moins d’argent rentre. L’AMMD reste emprisonnée dans sa logique corporatiste de toujours et dans sa défense de la médecine du profit. Ils voudraient bien se débarrasser des malades Covid en les externalisant dans un hôpital dont personne ne sait comment il sera staffé, surtout au vu de la nécessaire spécialisation des soins requis. L’AMMD feint d’ignorer que le principal problème de la politique de santé au Luxembourg, c’est le manque de professionnels à tous les niveaux. Elle est restée fidèle à ses traditions d’irresponsabilité sociale dont le corporatisme est l’avatar. En contraste, l’ensemble des professionnels ont bien joué leur rôle depuis le début de la pandémie.

Actuellement, les scientifiques jouent un rôle politique de premier plan. Qu’est-ce qui différencie un virologue d’un épidémiologiste dans sa manière de raisonner ?

L’épidémiologie est une discipline scientifique qui part de la population, de ses caractéristiques démographiques, sociales, génétiques. Par ses méthodes de travail, elle garde un fort ancrage de terrain. En Europe, on n’a pas connu de vagues d’infections depuis un certain moment et cela représente à présent un problème par rapport au Covid-19 : on ne dispose quasiment pas d’épidémiologistes de terrain, c’est-à-dire de gens qui ont pu faire l’expérience du travail dans les villes, dans les quartiers, dans les familles. Au Luxembourg, il y a probablement moins d’une demi-douzaine de professionnels formés à l’épidémiologie, et encore moins d’actifs. C’est cependant une capacité que possèdent les pays africains ou asiatiques qui, sur leur territoire, ont dû lutter contre des fléaux infectieux comme la tuberculose, la malaria, le Sras ou l’Ébola. Aujourd’hui, les Européens se tournent donc vers des virologistes, des représentants d’une sous-spécialisation du savoir microbiologique, plus habitués à discuter des génomes viraux qu’à réfléchir à des questions démographiques ou sociales.

La Chine, Taiwan, le Japon ou la Corée du Sud ont tous tenté d’éradiquer le virus, et ont en partie réussi. Une telle stratégique « asiatique » aurait-elle pu marcher en Europe ?

Comme beaucoup d’autres, je suis convaincu que, faute d’éliminer la transmission du virus, il y aura une troisième et une quatrième vague ; il faut donc sérieusement se poser la question. De nombreux pays asiatiques ont gardé une mémoire aigue de l’épidémie du Sras. Ils ont réformé et développé leurs structures sanitaires et maintenu un très haut degré de préparation sociale. C’est une force d’action de santé publique dont les pays européens ne disposent pas. Dans les années 1960, l’Europe disposait encore d’une forte capacité de gestion de santé publique mais celle-ci a largement été anéantie. On a quelque part raté le moment de la reconstruire durant la pandémie du Sida, quand, sous la pression des activistes, on a confié la lutte contre le Sida à la société civile, à des ONG qui avaient pris les devants. En soi, ce n’était pas une mauvaise chose, étant donné l’inertie et le déni des gouvernements. Mais on n’a pas su créer des structures de lutte intégrées et durables.

En 2003, vous étiez à Pékin à la tête d’une mission de scientifiques de l’UE appelée par le gouvernement chinois pour lancer des recherches communes. La gestion de la crise du Sras vous apparaissait alors comme extrêmement brutale…

… et extrêmement efficace. L’épidémie du Sras a provoqué une crise politique du régime chinois qui a mené à une restructuration temporaire de l’appareil d’État. Là où les comités provinciaux avaient perdu la main, Pékin a demandé à des task forces locales d’agir. Il y donc eu un contrôle direct, du sommet vers la base, sans les intermédiaires hiérarchiques habituels. Cela s’est reproduit en 2020, lorsque Xi Jinping a rendu directement responsables les comités locaux du parti. Et ceci pour chaque rue, chaque usine, chaque immeuble ; un modèle opérationnel unique de contrôle social de la maladie. L’Europe est peut-être tombée dans le piège en se disant : On ne veut surtout pas d’un modèle contraignant qui s’inspirerait de la Chine. Du coup, personne n’est allé étudier comment les Chinois ont concrètement géré la pandémie, étape par étape. On a même refusé tout projet de collaboration, ce que je trouve lamentable.

Ne risque-t-on pas d’en arriver à la conclusion que plus un système politique est autoritaire, mieux il sait gérer une crise pandémique ?

C’est une foutaise extrêmement dangereuse. Je ne vois pas en quoi un système politique comme celui de la France serait moins autoritaire que celui de Taiwan. La réalité, c’est que la vision euro-centriste est en train de s’écrouler. Tout comme le priapisme intellectuel que provoquait chez les Européens le modèle de recherche biomédical états-unien. Pour la lutte contre le Covid-19, on peut beaucoup apprendre de l’Asie, mais également de l’Afrique. Un pays comme le Sénégal a pris des mesures très rapidement en s’appuyant sur des programmes publics, toujours alertes et dont il ne faut pas sous-estimer la qualité. Au début de la pandémie, on y a probablement plus testé, en proportion, qu’en France ou en Belgique. C’est la même chose au Vietnam. Lorsque j’y travaillais en 2018, j’étais impressionné de voir que le pays avait gardé en veille énormément de dispositifs pour lutter contre une prochaine épidémie. Le Vietnam a d’ailleurs fermé ses frontières avec la Chine dès que commençaient à filtrer les premières rumeurs sur ce qui se passait à Wuhan. Alors qu’en Europe, on a traîné des pieds durant deux mois, s’enfonçant dans le déni. Ce n’est donc pas une question d’autoritarisme mais d’organisation sociale.

À quoi une telle « organisation sociale » pourrait-elle concrètement ressembler ?

On parle beaucoup de sensibilisation et d’éducation, mais toujours dans une perspective de haut en bas, comme « messages » distillés par le gouvernement ; jamais comme d’une mobilisation de la société civile. Je pense aux gens du terrain : les travailleurs sociaux, syndicalistes, artistes, catéchètes. Prenez les intermittents du spectacle, victimes involontaires du lockdown, qui pourraient jouer un rôle d’éducation populaire comme ils le font en Afrique. Et si on constate qu’il y a des transmissions dans une entreprise, ne serait-ce pas aux délégués du personnel de veiller à ce qu’elles s’arrêtent ? Pour l’instant, cet aspect est complétement scotomisé dans les discours syndicaux. Mais pour faire survivre les sociétés européennes d’un point de vue culturel et économique, il faut penser des stratégies massives, robustes et à long-terme.

Depuis le début de la pandémie, vous étiez très critique envers l’idée d’immunité collective.

Ces concepts circulent sous forme de pensée magique un peu partout. Ils déresponsabilisent, car ils sont mal interprétés. L’immunité grégaire est un concept purement théorique emprunté à la médecine vétérinaire. Par définition, les troupeaux sont génétiquement cohérents, ils présentent la même réaction immunitaire d’une tête de bétail à l’autre. Ce n’est pas du tout le cas des humains, dont le système immunitaire est extrêmement polymorphe. En plus, notre vivre-ensemble social n’est pas compartimenté et s’accompagne de mobilité. À moins qu’elle soit introduite artificiellement par vaccination, il n’y a pas d’immunité collective contre les infections virales chez les hommes. L’immunité au coronavirus risque donc d’être très instable et faible dans le temps, au vu des tests immunologiques réalisés un peu partout et de ce qu’on connaît tant des coronavirus animaux que des coronavirus humains peu pathogènes. Et puis il y a l’expérience du Sras : Deux ans après le début de cette épidémie, plus personne ne présentait des anticorps détectables à Hong-Kong. L’immunité grégaire est à mes yeux une idée fondamentalement eugéniste car elle consiste à définir une catégorie de personnes plus biologiquement appelée à survivre qu’une autre. Elle distribue des droits à la survie sans tenir compte des coûts humains de tels choix.

Ne demande-t-on pas aux ados de sacrifier leur jeunesse pour sauver les vieux ? Est-ce qu’on peut raisonnablement exiger un tel renoncement ?

C’est un sacrifice psychologique énorme, mais est-ce qu’on a le choix ? On sait que la société humaine, surtout sa frange la plus jeune, développe des mécanismes pour récupérer très rapidement. Et surtout, d’un point de vue épidémiologique, il est incorrect d’affirmer que les jeunes sont imperméables à la maladie. Alors oui, la majorité vit une infection asymptomatique, mais on ne sait pas quelle sera la durée de validité de l’immunité ainsi acquise. Elle est certainement beaucoup plus courte et faible que pour une infection au Sars-CoV2 plus carabinée. Et puis il y a des formes graves également chez des jeunes. On commence seulement à découvrir le « long-haul Covid ». Des gens qui n’arrivent pas à se débarrasser de la maladie durant des mois et des mois, qui éprouvent une fatigue extrême, qui doivent faire sept siestes par jour, qui ne peuvent marcher plus de quinze minutes, qui ont des de palpitations... Ces syndromes post-viraux ne sont pas inconnus en médecine, mais sous une forme si sévère, c’est complètement inédit. Il est donc irresponsable de penser qu’on pourrait laisser libre cours au virus et ne pas protéger également les jeunes.

Tout le monde semble désormais miser ses espoirs sur un vaccin pour le printemps 2021. La fin de la pandémie, c’est pour bientôt ?

Je ne suis plus tellement optimiste. Mon impression, c’est que les résultats des essais cliniques ne sont pas aussi brillants qu’on l’espérait. D’ailleurs, rappelez-vous, les firmes en première ligne avaient annoncé des résultats pour maintenant… On sait aujourd’hui que d’ici janvier, il y aura un très grand nombre de différentes doses de substances immunogènes. Mais est-ce que ce sera déjà un vaccin protecteur ? Pas forcément… Le Covid se manifeste par des présentations cliniques et immunologiques très variées. Ces substances déclencheront une réaction immunitaire importante, mais on ne sait pas si celle-ci sera suffisante pour protéger contre une infection sévère ou pour influencer la transmission, et pour combien de temps. Et il faudra des mois avant d’avoir injecté toute la population, avec des défis logistiques incroyables comme le maintien de certains vaccins à -80 degrés Celsius avant leur administration. Arriver à une couverture vaccinale qui impactera sur la pandémie en Europe, ce ne sera pas avant fin 2021. Il en découle que le vaccin n’entre plus comme instrument de contrôle primordial dans l’arsenal épidémiologique mais seulement comme un instrument complémentaire. On doit donc utiliser au maximum les dispositifs classiques et validés de la santé publique. C’est-à-dire profiter du lockdown pour redévelopper et amplifier d’urgence le système de traçage.

Bernard Thomas
© 2023 d’Lëtzebuerger Land