Giscard d'Estaing

Putsch institutionnel

d'Lëtzebuerger Land du 24.04.2003

Impressionnant : 17 pays trouvent un accord, avant même que l'élargissement de l'Union européenne ne soit effectif, pour défendre une position commune. Ils se réunissent avant la rencontre à Athènes entre les chefs de gouvernement et Valéry Giscard d'Estaing, le président de la Convention sur l'avenir de l'Europe, pour affiner leur message. Ils désignent un des leurs, en l'occurrence le Premier ministre Jean-Claude Juncker, à parler pour tous afin de s'assurer que leur message sera entendu. Résultat : Giscard sort de la réunion comme si ne rien était.

« On doit prendre en compte le nombre d'États membres, mais aussi la population, expliquait VGE la semaine dernière à Athènes. Après tout, nous sommes en démocratie. » Même un doué en rhétorique comme Jean-Claude Juncker a dû rester bouche bée devant l'incroyable talent de l'ancien chef d'État français d'ignorer jusqu'à la perfection les opinions qui ne concordent pas avec les siennes. Monsieur Giscard d'Estaing veut un président à temps plein pour le Conseil européen, l'institution qui réunit les chefs de gouvernement de l'Union européenne, et tel un bon missionnaire, rien ne pourra le dévier de son droit chemin.

Pour arriver au but, Giscard n'hésite pas à tordre un peu la réalité. Certes, les six « grands » pays représenteront près de 75 pour cent de la population de l'Europe des 25. Prétendre pour autant que « la majorité de la population est en faveur de présidences plus stables » est un tout petit peu simpliste. Cette approche, qui traduit à merveille les réflexes et convictions du Français (sauf s'il doit traiter avec les États-Unis ou l'Allemagne), dénigre en fait surtout la Convention européenne que Giscard préside. C'était l'échec des négociations en cercles restreints, limitées aux diplomates des États membres, qui a donné naissance à cette formule novatrice, réunissant représentants gouvernementaux, parlementaires nationaux et députés européens. VGE, dans son inébranlable grandeur, semble avoir décidé d'en faire fi. « Il réduit la Convention à une farce, » s'énerve un observateur dégoûté.

Au centre du débat se trouve, toujours et encore, la question si le Conseil européen devrait être doté d'un président à temps plein. Il remplacerait le système actuel dans lequel tous les six mois un autre chef de gouvernement dirige les travaux de l'organe qui se réunit en principe quatre fois par an. Les petits pays tiennent à cette rotation. 

Si le président à temps plein focalise toute l'attention, le conflit de base est en fait fondamental et aussi vieux que la construction européenne. 

Au Luxembourg, où la nostalgie fait qu'on parle toujours de la « Ceca » quand on désigne l'Union européenne, qui a pris la relève depuis longtemps, on explique le rôle des institutions européennes par une analogie simple : la Commission, c'est un peu comme le gouvernement de l'Europe. Et, racontent les Européens convaincus, un jour, le président de la Commission sera élu au suffrage universel par tous les citoyens de l'Union, comme le président des États-Unis. En clair, pour les « communautaires », il y a à la tête de l'Europe un organe supranational, autonome des gouvernements nationaux, qui œuvre dans l'intérêt des tous les États membres. C'est certes une simplification naïve. Il reste qu'au cœur du modèle « communautaire » réside le principe que seule la Commission a le droit de proposer de nouveaux règlements et directives. Le Conseil et le Parlement ne seront donc jamais confrontés, à l'exemple du Conseil de sécurité des Nations Unies, à un projet émanant d'une capitale nationale.

Un nouvel « organe suprême »

La vision de Valéry Giscard d'Estaing diverge fortement de celle des communautaires. Pour lui, c'est le Conseil européen, organe intergouvernemental, représentant les États, qui doit s'imposer à la tête de l'édifice. En introduction du premier débat institutionnel à la Convention, en janvier dernier, il expliquait ainsi : « Si l'on veut rêver loin, on peut imaginer que dans 50 ans, la distance qui nous sépare du traité de Rome, le président du Conseil de l'Union, élu au suffrage universel, réunira pour des réunions périodiques de coordination avec le président de la Commission, élu par le Parlement européen, l'ensemble des ministres et des Commissaires en charge des compétences fédérales. »

Giscard prévoit donc lui aussi une élection au suffrage universel et n'hésite pas à utiliser le terme « fédéral » et pourtant, des mondes séparent ces deux projets.

Le clivage n'a rien de nouveau. On le retrouvait déjà lors de la « crise de la chaise vide » sous de Gaulle, où il s'agissait finalement de rien d'autre que d'instaurer la suprématie de l'intérêt national sur le pouvoir des institutions européennes. 

Sur cinquante ans de construction européenne, force est en fait de constater que les éléments supranationaux sont, sur le plan institutionnel, en perte de vitesse permanente. Jamais aucune Commission de la CEE de 1958 n'aura eu autant de pouvoir que la Haute Autorité de la Ceca de 1952. La Commission n'a de même pas eu dans le traité de Maastricht en 1993 les mêmes prérogatives en matière de politique étrangère et de justice que dans l'Acte unique de 1985 en matière de marché unique. Si les gouvernements luxembourgeois et autres ne trouvent pas bientôt la parade à Giscard d'Estaing, cette liste connaîtra un dangereux rallongement. Le seul élément rassurant est que chaque tentative de l'Union de sortir du modèle « communautaire » s'est soldée par un échec. Les questions de police et de justice reviendront ainsi dans la nouvelle Constitution, dix ans après Maastricht, dans le giron de la Commission. 

Cette semaine, Valéry Giscard d'Estaing a soumis au « praesidium » de la Convention européenne - un organe composé de douze « conventionnels » - sa vision pour les institutions européennes. Elles prévoient un Conseil européen avec un président à temps plein et - personne ne sait d'où il l'a sorti - un vice-président, poste destiné à calmer les « petits ». Le Conseil européen, jusqu'ici un organe plutôt informel d'un point de vue juridique, deviendrait une institution à part entière avec un « bureau » de sept personnes dirigé par le président. Là où on parlait beaucoup d'« équilibre institutionnel », VGE veut inscrire dans la Constitution que le Conseil européen est « l'instance suprême de l'Union ».

C'est le cauchemar le plus complet pour les défenseurs d'une Commission forte. Quel était encore le slogan des « sept nains » à Senningen il y a trois semaines ? « Pas de nouvelles institutions » ? Ben, c'est pas gagné.

« Sur toutes ces propositions, il n'y a que celle sur le ministre des Affaires étrangères qui est acceptable pour nous, » faisait savoir Jean-Claude Juncker mercredi sur les antennes de RTL Radio Lëtzebuerg, exaspéré par l'obstination de VGE. La création du poste de ministre des Affaires étrangères fait entre-temps le consensus. Du moins quant au principe. 

Car les propositions de VGE instituent en fait un triptyque avec, à la tête, le président (un ancien chef de gouvernement), le ministre (en charge des relations extérieures) et le vice président (qui présiderait le Conseil des ministres « Affaires générales » et veillerait donc sur le volet « communautaire »). Comment cet ensemble, qui se dotera logiquement de toute une administration, est supposé ne pas devenir une concurrence pour la Commission - ce qu'affirme Giscard - est son secret.

Plus que quatre députés

Les propositions de Valéry Giscard d'Estaing sur l'avenir de la Commission ne lui feront pas davantage d'amis au Luxembourg. À partir de 2007, quand l'Union comptera 27 membres, la Commission serait réduite à onze commissaires plus un président. Le ministre des Affaires étrangères deviendrait vice-président de la Commission, mais resterait responsable devant le Conseil des ministres. Les commissaires seraient entourés de douze « conseillers », sans droit de vote ni portefeuille. L'idée importante d'un renforcement des pouvoirs exécutifs de la Commission est ignorée. Au Parlement, le seuil minimal serait réduit de six députés par pays à quatre.

Le président de la Commission serait nommé par - qui d'autre ? - le Conseil européen. Le Parlement européen resterait réduit à confirmer ce choix. En clair, pour ses propositions Valéry Giscard d'Estaing s'est fondé largement sur le papier franco-allemand présenté en janvier. Il a juste enlevé tous les éléments qui traduisaient... les préférences allemandes. Pour calmer les « petits », il leur a jeté quelques os, cependant déjà bien rongés. Espérer qu'ils vont les avaler c'est, comme disent les Anglais, « adding insult to injury ».

La première question qu'on peut se poser à la lecture de ces propositions est : « Mais comment espère-t-il passer cela à la Convention ? » On peut excuser ceux qui l'auraient oublié, mais le rôle du président de la Convention est de mener les débats et de « constater » quelles idées font l'objet d'un consensus dans la plénière. 

Or, les propositions présentées mardi ne remplissent même pas les conditions de la majorité qualifiée : il faudrait au moins la majorité des États membres à bord. 

On le sait au plus tard depuis janvier, une majorité écrasante à la Convention s'oppose à l'idée d'un président à temps plein du Conseil européen. Sans parler du « Congrès des peuples », une institution nouvelle soutenue par VGE et personne d'autre qui rassemblerait une fois par an - sans doute à Versailles - parlementaires nationaux et députés européens pour la plus coûteuse garden party de l'année. La réaction de Giscard face au refus des « conventionnels » de son idée, en janvier, était un modèle du genre : « Il faudrait qu'ils fassent preuve de plus d'imagination. » Le temps - la Convention n'a plus que 57 jours pour finaliser sa Constitution européenne - pourrait cependant jouer en faveur de Giscard.

Le premier cap à passer pour VGE était le « praesidium » avant de présenter le texte hier soir à la Convention. La question était de savoir si Giscard est vraiment aussi « bien entouré » que voulait le faire croire Guy Verhofstadt, le Premier ministre belge, après que le sommet de Laeken ait nommé Giuliano Amato et Jean-Luc Dehaene vice-présidents de la Convention. Le résultat, selon les informations disponibles à la mise sous presse, n'incite pas à beaucoup d'optimisme. Le « praesidium » a tout juste éliminé le poste de vice-président du Conseil européen et augmenté le nombre de commissaires de nouveau à quinze.

En fin de compte, il reviendra aux « petits » de défendre eux mêmes leur bifteck. Jusqu'ici, leur stratégie - faute de réel accord - se résume au dénominateur commun le plus bas. « Au-delà de leur alliance institutionnelle, sur des bases conservatrices, ces pays ont un intérêt commun limité, » peut écrire Le Monde. Valéry Giscard d'Estaing prouve depuis plus d'un an maintenant que c'est insuffisant pour lui barrer la route.

 

Jean-Lou Siweck
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