Schiffer, Daniel Salvatore: Bibliothèque du temps présent

L'intellectuel dans la cité

d'Lëtzebuerger Land du 24.03.2005

Daniel Salvatore Schiffer, écrivain et journaliste de formation philosophique, publie 70 entretiens réalisés pour Le Jeudi dans un ouvrage très élégant1. Ces entretiens brossent une galerie de portraits d'intellectuels occidentaux mais aussi orientaux. Homme de culture, Daniel Salvatore Schiffer est de cette génération qui a tout parié sur le livre. Il interroge les intellectuels moins pour avoir des réponses que pour creuser le questionnement dans une entreprise qui vise moins à trouver le fin mot qu'à portraiturer cette figure de l'intellectuel qui l'a interpellé. Mais il ne s'agit point de spéculation sur la figure de l'intellectuel. Le portrait de l'intellectuel est tentative de brosser le paysage d'une époque. Schiffer, que j'ai eu le plaisir de voir à l'oeuvre à Liège, a écrit ce livre dans l'urgence. L'urgence de questions qui demandent une réponse pressante et qu'on pourrait résumer ainsi "qu'est-ce qui fait que malgré tout on peut sombrer?". Par exemple, cette question que Schiffer est allé poser à Hélène Carrère d'Encausse, question qui peut se décliner en autant de formules que de pays, angoissante question ne valant pas que pour la Russie: "Comment une civilisation aussi brillante que la Russie de Catherine II a-t-elle pu sombrer, avec la Révolution bolchevique, dans le totalitarisme soviétique, la barbarie stalinienne?" Et il y a surtout l'urgence que nous inflige l'actualité depuis le 11 septembre 2001. Quand survint le 11 septembre, grande fut la tentation de penser que la vérité est moins dans les bibliothèques que chez les Services de renseignements. Pourtant, comme pour les mettre face au monde, ce livre appelle à la rescousse une des figures sur lesquelles l'humanité a misé au XXe siècle, celle de l'intellectuel, homme censé penser le monde, le lire. Mais l'on sait depuis des lustres que l'intellectuel peut être induit en erreur et nous induire en erreur. Schiffer, l'auteur d'un précédent ouvrage intitulé Les Intellos ou la dérive d'une caste (L'Age d'homme, 1995), nous donne l'occasion de mesurer toute la lucidité de l'intellectuel mais il y a çà et matière à illustrer les possibles erreurs des intellectuels. L'entretien avec Alexandre Adler est édifiant à ce propos: il illustre la lucidité quand il affirme que "l'adversaire du monde occidental n'est pas la civilisation musulmane, dont le rayonnement intellectuel et artistique est considérable, ni la religion musulmane, éminemment respectable quand elle est tolérante. Ce ne sont pas les Musulmans, premières victimes désignées de l'intégrisme..." On admire une telle clairvoyance à une époque où la tentation manichéenne d'opposer l'axe du bien à celui du mal est grande. Mais l'on mesure combien l'intellectuel peut se tromper dès lors que Alexandre Adler affirme que la guerre d'Irak n'aura pas lieu. Pathétique échec de l'intellectuel à être le visionnaire que l'on espère. Moins pathétiques sont les propos de Marc-Edouard Nabe. Peut-être convient-il que l'intellectuel choque, pas seulement pour mieux vendre ces livres. Oubliant que Ben Laden ne s'inscrit pas dans le calendrier grégorien mais dans celui de l'Hégire, Nabe soutient qu'"il est évident qu'il existe chez Ben Laden une sorte de messianisme; il y a là quelque chose de prophétique, de révélateur... une prédestination qui le dépasse lui-même, comme s'il n'était qu'un objet de désir, et non pas forcément obscur, de la présence divine". L'intellectuel n'est pas un voyant, mais un lecteur qui peut se tromper. Il est plus clairvoyant quand il s'agit d'analyser un pan de la réalité, de condamner la dérive des prix littéraires, la fonction du poète dans un monde prosaïque, la question palestinienne, le TPI (Tribunal pénal international) ou les conditions de naissance de l'Europe... Fin lecteur, Schiffer commence ses entretiens par adhérer à l'univers de la personnalité interviewée pour, à la fin, lui poser des questions ayant trait à l'actualité, aux interrogations qui nous interpellent. Ses portraits privilégiant l'oralité de l'entretien ont pour modèles des intellectuels d'Occident Jean Daniel, André-Comte-Sponville, Jack Lang... des intellectuels d'Orient Amin Maalouf, Abelaziz Kacem, Malek Chebel. Hommes dont certains se sont affilié aux deux "mondes" comme le dit Abdelaziz Kacem: "je me sens écartelé, sinon déchiré. Car je suis toujours contraint de me faire l'avocat du diable: défenseur, dans les capitales arabes, des valeurs occidentales; et ici, dans les villes européennes, défenseur des valeurs orientales, qui sont pourtant fondamentalement les mêmes!". Mais il me semble que, outre l'intérêt intrinsèque de ces entretiens et outre l'investissement qui en est fait dans le cheminement intellectuel de Schiffer, l'intérêt de ce livre est dans ce qu'il insinue et dans ce qu'il induit. L'ouvrage de Schiffer est la preuve que l'aire culturelle de l'Europe excède les limites géographiques de l'Europe et c'est sans doute pourquoi l'auteur est allé à la rencontre d'intellectuels de Beyrouth ou de Tunis. Concernant l'évènement central du 11 septembre, nombre d'intellectuels, récusant l'idée de "choc des civilisations", s'accordent à soutenir que le 11 septembre produisit une lésion aussi bien en Orient qu'en Occident. Sans vouloir inscrire ma réponse dans les marges de ce livre, je dirais du 11 qu'il est un télescopage, un cataclysme que suivra à long terme la naissance d'une réalité culturelle télescopée qu'il m'est arrivé d'appeler "Orcident ou Occirient" formule télescopée par quoi j'ai formulé ce vœu d'un orient occidental et d'un occident oriental. Le monde n'est plus viable sous le mode de la dichotomie sous-entend ce livre qui va chercher la vérité partout où des hommes pensent. Et en cela ce livre est un plaidoyer en faveur de l'élite. Longtemps décrié, longtemps stigmatisé, l'intellectuel est, qu'on le veuille ou pas, la seule figure qui incarne l'intelligence dans des sociétés caractérisées par ce que Schiffer appelle la "lourdeur techno-économique". S'en prendre aux intellectuels est dans l'air du temps. Jean Marie Colombani, directeur du journal des intellectuels qu'est Le Monde le dit autrement: "Cet air du temps est celui de l'anti-élite à tout prix. Reste à savoir pourquoi cet anti-élitisme, qui est certes parfois nécessaire, nous vise, plus particulièrement, avec une telle violence. La réponse en est à la fois simple et évidente: parce que nous sommes réputés être le journal des élites... de l'élite de l'intelligence. Mais il est toujours dangereux, dans un pays quel qu'il soit de s'en prendre aux élites. C'est une leçon constante de l'Histoire: ce sont elles qui, lorsque l'on veut détruire ou anéantir un pays, sont éliminées en premier lieu!". L'ouvrage de Schiffer est dédié "à la mémoire de Jacques Derrida qu'une mort prématurée nous a ôté le privilège de rencontrer". Cette dédicace, regret en quoi il convient de lire un rappel de cette incomplétude propre à toute production écrite, à toute prise de parole, signifie également que les propos recueillis ont été happés au temps qui passe et suggère peut-être qu'un second tome demande à être écrit. Les intellectuels pouvant s'illustrer dans ce volume ne manquent pas. Voici donc un livre lumineux qui exige d'être lu tant il aiguillonne le désir de connaissance.

Daniel Salvatore Schiffer: Bibliothèque du temps présent; 70 entretiens littéraires et philosophiques; portraits d'écrivains réalisés par Nadine Dewift; Éditions le Phare; Esch-sur-Alzette, 2005; ISBN: 2-87964-099-7.

1 Dommage pour les coquilles qui émaillent le texte !

 

Jalel El Gharbi
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