Plus de 3 000 personnes travaillent pour Amazon à Luxembourg, dont une très grande majorité d’expats. Portrait pointilliste des Amazoniens

Anthropologie de l’Amazonie

d'Lëtzebuerger Land vom 10.12.2021

Cols blancs Avec 1,3 million d’employés dans le monde (dont un million aux États-Unis), Amazon n’est pas loin de devenir le premier employeur privé international (Walmart le devance avec 2,2 millions d’employés). En 2020, plus de mille personnes ont été recrutées chaque jour, selon les données officielles de la firme de Seattle. Au Luxembourg, ils étaient 3 000 salariés à la fin de l’année passée, un chiffre qui a été multiplié par dix en dix ans. Un chiffre qui continue de croître puisque plus de 500 postes sont actuellement ouverts (même si certains sont des remplacements). Épuisés, traqués, sous-payés, les employés des entrepôts du géant de l’e-commerce dénoncent régulièrement leurs conditions de travail, notamment pendant les périodes de confinements où ils ont été particulièrement pressurisés face aux afflux de commandes. La période des fêtes qui s’annonce risque de rallumer la mèche. Mais au Luxembourg, les « Amazoniens » affichent le même sourire que celui du logo de la boîte. Il faut dire que les activités hébergées au Grand-Duché, siège européen du groupe, n’ont rien à voir avec le stockage, l’emballage ou l’envoi de colis. Ici, ce sont des cols blancs qui bossent dans le développement de logiciels, l’intelligence artificielle, l’architecture de réseaux, la gestion des comptes, les fonctions de soutien opérationnel, financier, commercial et juridique ainsi que pour les activités de cloud computing.

3 000 personnes donc. C’est moins que Cactus, Dussmann ou BGL, mais ce sera bientôt plus que Goodyear ou ArcelorMittal, ce qui en dit long sur la tournure que prend l’économie luxembourgeoise. 3 000 personnes, c’est l’équivalent d’une petite localité comme Lintgen ou Troisvierges. Appelons donc les habitants de cette petite ville, les Amazoniens et tendons notre loupe sur cette population bigarrée et internationale. Ni le service de relations publiques, ni celui des ressources humaines n’a voulu communiquer une liste ou un nombre de nationalités. La posture officielle annonce seulement : « Nous avons des employés venus de toute l’Europe, mais aussi des États-Unis, d’Inde et du reste du monde ». C’est en pointillé que nous avons rencontré cette faune à travers les témoignages de Jenna, Giovanni, Ruben, Kenneth, Nina, David et Miguel. Sept profils, sept parcours sans doute représentatifs de la diversité de la population amazonienne.

Une diversité encouragée dès les recrutements : « Si vous voulez les meilleurs talents, vous avez besoin de personnes diverses. Nous pensons que notre entreprise doit ressembler à la société dans laquelle nous vivons », explique Anne-Marie Husser, directrice « Human Resources and International Consumer in France and Luxembourg », citée sur le site tradeandinvest.lu lié au ministère de l’Économie. L’idée est d’encourager le débat, de susciter une variété d’opinions et de points de vues pour produire de meilleures décisions et offrir de meilleurs services. Le vivier luxembourgeois étant forcément limité, les offres de recrutement sont mondiales. Et, pour faciliter l’embauche internationale et attirer au Luxembourg les profils qu’il recherche, Amazon vante d’abord la place du Grand-Duché à travers des témoignages et des vidéos qui mettent en avant la dimension internationale de la population, la position centrale en Europe, la sécurité ou la qualité du système de santé. Plus spécifiquement, l’entreprise propose des aides financières pour couvrir les frais de scolarité et un accompagnement des conjoints à la recherche d’un emploi. Cependant, aucun montant précis ou critère d’application de ce programme ne nous a été confirmé (« there is nothing specific that is public facing I can share on relocation benefits », exprime le porte-parole).

Qui se ressemble... Malgré cette recherche de diversité, les profils recrutés se ressemblent : « En regardant la plupart de mes collègues, je vois beaucoup de similarités : ce sont surtout des jeunes, avec une expérience internationale, parlant anglais et acceptant de travailler dur », observe David, un des rares Luxembourgeois de l’équipe. Il ajoute : « Les Amazoniens sont à la fois open-minded et like-minded » 32 ans, formé à l’économie et à l’informatique en Grande-Bretagne, il travaille depuis cinq ans chez Amazon, après y avoir commencé comme stagiaire. Contrairement à la plupart de ses collègues, il n’a pas eu à se poser des questions sur l’intégration au pays puisqu’il y est né. Il peut aussi compter sur un cercle d’amis qu’il fréquentait avant, mais constate : « Je ressemble plus à mes collègues et je pratique beaucoup d’activités avec eux. Ce ne doit pas être très différent dans d’autres grandes entreprises comme les Big Four. » D’une certaine façon, il vit l’expérience internationale dans son propre pays. « Travailler au siège européen permet aussi d’être plus proche des lieux de prise de décisions et d’envisager une meilleure évolution de carrière. »

Jenna a été nettement plus dépaysée. Cette Américaine de trente ans a déjà un parcours international derrière elle, avec notamment plusieurs années en Asie. Son déménagement n’a pas été simple : recrutée via des interviews en ligne, elle était coincée en Australie à cause du confinement alors qu’elle était résidente en Chine. « Amazon a déployé des trésors de patience et d’aide pour obtenir les documents dont j’avais besoin », raconte-t-elle. La firme lui a aussi proposé un Relocation package avec de l’aide pour le déménagement, pour trouver un appartement et enclencher les démarches administratives indispensables. « C’était très utile vu la période dans laquelle j’arrivais », explique celle qui s’est finalement installée pendant le deuxième confinement. « Ce n’est pas facile de rencontrer du monde quand les bars et restaurants ne sont pas ouverts et quand on travaille depuis la maison ». Mais, habituée à vivre loin de chez elle, Jenna nourrit les contacts d’amis d’amis (et parfois un degré plus loin encore). Un ex-collègue allemand qui connaît un Luxembourgeois, un autre qui lui donne le contact d’une Française déjà bien implantée au Grand-Duché, une application de rencontres d’amis fait le reste et progressivement elle se construit un réseau. Elle veut faire preuve d’ouverture d’esprit : « J’essaye d’avoir des amis en dehors de mon travail et de mes compatriotes. J’apprends le français et je visite le pays ». Une adaptation qui passe par des moments cocasses comme quand elle ne savait pas quoi faire pour détacher son caddie au supermarché : « Le système de jetons n’existe pas aux États-Unis et en Asie où il y a toujours des petits jobs pour s’occuper de ce genre de tâches ». Une adaptation qui comporte quelques étonnements positifs : « L’équilibre entre le travail et la vie privée est bien plus respecté ici. Je vois que les gens prennent du temps pour leur famille ». Mais aussi avec leur revers « du coup les magasins ferment plus tôt et surtout le dimanche ».

Élever une famille Ruben, fraîchement arrivé du Mexique cet été, recherchait plutôt en emploi en Espagne, mais l’offre d’Amazon correspondait à ses attentes : « C’est une entreprise qui a un fort impact social, qui réfléchit à la durabilité et à l’innovation, qui respecte la diversité et l’inclusion », récite-t-il comme s’il lisait le Petit livre rouge de la maison. « Luxembourg a une image calme et sûre. Sa situation au centre de l’Europe a aussi pesé dans la balance », relate-t-il. Même si la météo l’a un peu refroidi (au propre et au figuré), sa première impression confirme son pressentiment : « Dès les premiers jours, j’ai visité le pays, j’ai vu des châteaux qui m’ont donné l’impression de vivre dans une carte postale. » Il a vite eu l’occasion de rencontrer d’autres Mexicains (« je ne savais pas qu’il y avait des Mexicains au Luxembourg ») et s’est senti « le bienvenu ». En revanche, il a du mal à s’adapter aux prix locaux : « Le loyer représente une plus grande part de mes revenus que j’avais imaginé. Je ne peux pas sortir au restaurant aussi régulièrement que je pourrais le faire ailleurs. » Dans son aventure, Ruben a emmené son mari Rodrigo : « Savoir que le Luxembourg était un pays ouvert et respectueux pour les gays, m’a beaucoup rassuré ». Reste que le visa de séjour du mari, artiste textile, n’autorise pas à travailler, « mais on est en train de faire les démarches ». Cet obstacle levé incitera sans doute le couple à envisager un avenir au Grand-Duché : « Avec les qualités du système de santé, d’éducation, le confort, la sécurité, je pense que Luxembourg est un bon endroit pour élever une famille ».

Élever une famille, c’est ce que Giovanni, récemment papa, est en train de faire. « Dès que j’ai été embauché chez Amazon, ma femme et moi avons acheté un appartement car l’entreprise offre une certaine stabilité et une vue à long terme », relate cet Italien qui y travaille depuis cinq ans, après d’autres emplois au Luxembourg où il s’est installé en 2011. Il considère ses collègues comme « une mosaïque d’individualités plutôt qu’une communauté » et note l’importance de la culture d’entreprise « orientée vers le business, le résultat avec des valeurs qu’on ne peut pas toujours transposer dans la vie sociale au quotidien ». Amazon a en effet édicté quatorze leadership principles, devenus seize cet été avec la passation de pouvoir entre Jeff Bezos et Andy Jassy. Il s’agit notamment de l’obsession des clients, de l’importance de l’invention et de la curiosité, de la recherche de qualité ou du sens de la frugalité. « S’efforcer à être le meilleur employeur de la planète » et « Le succès et l’échelle apportent une large responsabilité » ont été ajoutés. « Je crois qu’on se reconnaît entre nous par un certain vocabulaire et des expressions typiques », s’amuse David. « La culture est très forte, une fois que tu es dedans, tu es absorbée », confirme Nina.

Mon chez moi Arrivée au Luxembourg et chez Amazon en 2015, Nina a grandi dans l’extrême Est de la Russie. Elle affiche aussi un parcours très international avec des études en Chine et en Suède. « Je ne savais rien du Luxembourg, j’ai dû chercher sur une carte. Mais dès que je suis arrivée, je me suis sentie chez moi », se souvient celle qui, a entre temps acquis la nationalité luxembourgeoise et maîtrise la langue de Dicks. « J’ai tout de suite décidé de ne pas fréquenter la communauté russe et de chercher des contacts en dehors d’Amazon », raconte celle qui avait 25 ans à son arrivée. Elle embrasse les valeurs de l’entreprise et considère par exemple qu’il faut prendre des risques ou qu’il faut passer outre les obstacles et les critiques. « Je considère toujours qu’il n’y a de limites que celles qu’on se donne ». Cela fait aussi six ans que Kenneth travaille pour Amazon, d’abord à Londres, puis au Luxembourg depuis plus de quatre ans. Son premier souvenir, qu’il raconte volontiers à tous ceux qui lui demandent ses impressions du pays, est d’avoir vu des jouets laissés sur une plaine de jeux par des enfants confiants de les retrouver le lendemain : « À Londres, ils auraient été sur e-bay une heure après ». Pour lui aussi, « Luxembourg, c’est ma maison ». Ce père de deux enfants, le deuxième étant né ici, joue la carte de l’intégration. Après les maternelles à l’école privée Saint George’s, son aîné fréquente à l’école luxembourgeoise. Il apprécie de voir que « le Luxembourg est très international, je le constate aussi parmi les parents de l’école, le club de foot ou les voisins ».

En anglais Un environnement international qu’apprécie Miguel, un Espagnol de 25 ans recruté par Amazon Luxembourg il y a deux, après un stage dans son pays d’origine. « Luxembourg, est un environnement assez particulier où, avec l’anglais, on peut vivre sans forcément parler les langues du pays. Beaucoup de gens sont des expatriés avec le même style de vie car ils vivent aussi loin de leur famille et ont dû se créer un réseau ici. » Au sein de l’entreprise, un grand nombre de groupes plus ou moins informels se sont créés que ce soit autour de sports, d’activités (dégustation de vin, visites culturelles) ou d’affinités. « Cela facilite l’intégration ». À Luxembourg, il apprécie tout particulièrement les efforts qui sont faits pour l’animation de la ville – le marché de Noël et la Schueberfouer ont ses faveurs – et souligne la facilité de communication avec les administrations ou les banques. Pour lui, Amazon est une grande communauté où il sait qu’il peut compter sur les autres : « Quand on ne sait pas quelque chose, qu’on cherche un conseil pour un docteur, pour trouver des activités, des objets à acheter… il y a toujours un collègue pour nous aider et partager son expérience. Il y a même une mailing list pour cela. »

S’il manque à Jenna la cuisine asiatique épicée, à Ruben une salle de sport dans son quartier, à Miguel le soleil, à Nina une meilleure culture du service, tous embrassent Luxembourg dans le même geste qu’ils s’intègrent dans l’entreprise. Amazon et Luxembourg sont inextricablement liés, comme une bulle dans la bulle.

France Clarinval
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