L’économiste membre du Parlement européen, Aurore Lalucq, casse les codes
pour défendre sa proposition d’annuler la dette souveraine détenue par la BCE

« On s’en fout des textes »

d'Lëtzebuerger Land du 12.02.2021

On la compare à l’élue démocrate américaine Alexandria Ocasio-Cortez. Aurore Lalucq repousse les limites du débat et de la pensée politiques, si besoin, comme AOC, en usant des réseaux sociaux. La membre du Parlement européen (Place publique, S&D), Française de 41 ans, a lancé avec des camarades économistes voilà bientôt un an l’idée d’annuler la dette souveraine détenue par la Banque centrale européenne pour ne pas plonger l’Europe dans l’austérité après la crise du Covid-19 et financer l’investissement durable. La présidente de la BCE Christine Lagarde a répondu lundi (spoiler : par la négative) dans l’hémicycle bruxellois à la tribune parue en fin de semaine dernière et signée par plus d’une centaine d’économistes européens, dont cinq Luxembourgeois (parmi lesquels Serge Allegrezza). Nous joignons Aurore Lalucq mercredi via Zoom. L’actu et les révélations sur le recours par des milliers de personnes et entreprises à la juridiction luxembourgeoise pour alléger leur imposition s’invite dans la conversation.

d’Land : Madame Lalucq, vous êtes membre de la sous-commission des Affaires fiscales au Parlement européen, que vous inspire OpenLux ?

Aurore Lalucq : Beaucoup de choses. D’un point de vue politique, d’abord. Dans l’article publié ce mercredi, on découvre qu’un très grand nombre de richesses françaises sont installées au Luxembourg par peur, c’est clairement affirmé, qu’il y ait des problèmes financiers dans leur pays. Aujourd’hui en France, des étudiants font la queue pour manger au Samu social. Entendre ces gens dire qu’ils préfèrent profiter d’avantages fiscaux plutôt que de participer pour surmonter ces difficultés… on peut essayer de trouver des justifications économiques… il y a un vrai sujet qui s’appelle la radinerie et l’égoïsme pur et simple. Je trouve ça insoutenable moralement. Et ce sont souvent ces gens qui vont nous faire la leçon sur la façon dont les chômeurs, les pauvres et le pays devraient se comporter. Je n’ai pas d’autre mot que minable.

Et pour ce qui est de la concurrence fiscale entre États…

Il y a des paradis fiscaux en Europe. Ce n’est pas nouveau. Le point positif de l’affaire, c’est qu’on a un certain nombre d’instruments de lutte contre l’opacité qui commencent à fonctionner. On voit quand même qu’on a accès à ces informations. Parce que quelque part, pour le coup, le Luxembourg a joué le jeu. 

Localement, c’est ce que la classe politique fait valoir…

Oui, c’est la vérité. Mais il y a un enjeu plus profond. On sait très bien que certains pays essaient de trouver un avantage comparatif pour drainer des revenus comme ils le peuvent parce qu’ils n’ont pas de marché intérieur, d’industrie, etc… la question morale est posée, mais il y a aussi la question de la responsabilité européenne de trouver des politiques communes. Pour que tout le monde parvienne à un modèle de développement qui n’est pas concurrentiel. Cela implique que l’UE ait une vision et qu’on coopère tous ensemble. J’ai toujours du mal à pointer du doigt certains pays. On a des paradis fiscaux, bien sûr, il faut le dire. Mais qu’est ce qu’on fait de ces quelques pays qui essaient de trouver une spécialisation, malheureuse parfois, pour leur économie ?

Au Luxembourg, on oppose souvent les paradis fiscaux aux enfers fiscaux, en pensant très fort à la France voisine. 

Il s’agit de choix de société. Un paradis fiscal, c’est surtout un paradis pour les riches. On ne pourra pas continuer indéfiniment à faire de la concurrence fiscale parce que cela mène, au bout du bout, à pas de fiscalité du tout. Dans des grand pays comme la France, l’Allemagne ou l’Italie, les enjeux économiques ne sont pas les mêmes que dans un petit pays, c’est sûr. Cela prouve la nécessité d’avoir une harmonisation fiscale au niveau européen, mais aussi d’avoir des politiques économiques cohérentes. Il faut avancer sur les deux tableaux. Pour permettre à des petits pays par la taille, de tirer leur épingle du jeu sans tomber dans des logiques de concurrence fiscale. 

La question des finances publiques pose problème à terme, notamment pour financer la relance durable. Avec d’autres économistes européens, vous avez formellement lancé un appel vendredi dernier. Quel est-il ?

Par cette tribune, nous voulions montrer que la question de l’annulation de la dette n’est plus un débat franco-français. Le cercle s’est élargi à presque 150 personnalités du monde économique, avec l’arrivée, récemment, d’un ancien commissaire européen, Andor Lazlo. Nous avons fait une équation sous contrainte. On s’est demandé, face à une zone euro mal outillée, sans réel budget, sans fiscalité propre, quelles étaient les marges de manœuvre pour donner un peu d’air aux États et relancer l’économie vers la transition écologique. On a vu que la Banque centrale européenne n’avait pas le droit de financer directement les États. Puisque la BCE détient, depuis 2015 et sa politique de rachat (sur le marché secondaire, ndlr), de la dette des États, puisqu’elle est une institution, normalement au service de l’intérêt général et des États, procédons à une annulation de cette dette. Mais à condition que les États réinvestissent le même montant vers la transition écologique, vers la santé ou encore l’éducation. Voilà notre proposition. On précise d’emblée que ce n’est pas du tout la solution miracle. On n’en fait pas une obsession. S’il y a une meilleure idée, qu’on nous la soumette. Aucun problème. Le seul sujet, c’est que pour l’instant ce qui nous disent ce n’est pas possible, ils n’ont pas de proposition alternative. Ils nous disent juste « taisez vous ». 

Christine Lagarde, en visite au Parlement européen à Bruxelles cette semaine, vous répond que c’est inenvisageable.

Rien n’empêche un créancier de renoncer à ses dettes. Aucun traité ne le suggère. L’article 123 auquel elle fait référence est un article qui ni n’interdit ni n’autorise l’annulation de dette. 

Voici l’article : « Il est interdit à la Banque centrale européenne d’accorder des découverts ou tout autre type de crédit aux (…) États membres; l’acquisition directe, auprès d’eux, par la BCE, des instruments de leur dette est également interdite.

Il interdit le financement direct des États…

… que la BCE contourne déjà 

Exactement. C’est là le sujet. L’esprit des traités est déjà transgressé depuis 2015 et la politique de Mario Draghi. Quand la BCE nous dit que c’est inenvisageable et illégal, on rétorque que ça l’est autant que la politique qu’elle mène. Les personnes qui considèrent l’annulation inenvisageable sont les principaux défenseurs de la politique de Mario Draghi. Il faut un tout petit peu de cohérence en fait. 

Que répondez-vous à ceux qui rétorquent que la charge de la dette est quasi nulle parce que les taux directeurs sont très bas et donc qu’annuler la dette est inutile ?

Le sujet est de savoir combien de temps les taux resteront bas. C’est un pari assez dangereux, je trouve. Il faut aussi réfléchir à cette politique de taux bas. Elle ne produit pas les effets attendus. Normalement les taux bas favorisent l’investissement. Là, on n’en a pas, même avant la crise. La politique de taux bas ne permet pas non plus de lutter contre la déflation. Franchement, Christine Lagarde est dans une position délicate. Cette politique ne permet pas in fine de financer les États pour qu’ils investissent. Si la BCE veut remplir son mandat, une cible d’inflation autour de deux pour cent, ce n’est pas avec des taux bas, mais un fléchage vers l’investissement. La vérité, c’est que cette politique est conçue pour contrecarrer le risque d’attaque sur les dettes souveraines. On voit très bien que dès que Christine Lagarde a une intervention un tout petit peu floue, notamment sur la politique de rachat d’actifs, immédiatement les marchés attaquent l’Italie. 

Ce risque d’attaque des marchés serait aussi jugulé par l’annulation…

Oui. C’est ce que nous disons ce mercredi dans Le Monde. Christine Lagarde nous invite à réfléchir vers quoi on investit l’argent. En fait, oui, c’est le but de notre proposition. À la question de savoir si la BCE remplit son mandat, elle ne répond pas. Depuis le début on nous oppose des arguments d’autorité. « C’est pas crédible. C’est pas possible ». Jamais on n’a de discussion comme maintenant sur la difficulté éprouvée par la BCE à jouer un nombre de rôles absolument incroyable, trop pour une seule banque, sans beaucoup d’autres outils que le levier des taux.

Comment se sortir de l’ornière ? 

Ce débat rouvre un certain nombre de discussions macroéconomiques. Ces dernières années, il n’y avait dans le débat politique plus vraiment de réflexion sur les politiques monétaires et budgétaires ou ce qui les lie. Cela pousse le débat plus loin.

Où est-ce que ce débat infuse hors du Parlement européen? Dans les banques centrales ? Dans les cénacles politiques des grands États comme la France et l’Allemagne, dont l’accord est nécessaire, pour mener une politique monétaire d’envergure… nonobstant l’indépendance théorique de la BCE…

Effectivement, la BCE n’est pas si indépendante que ça. Maintenant, toute sa politique est très liée aux États puisqu’elle détient une partie de leur dette. À partir du moment où Christine Lagarde prend la parole à ce sujet, ça veut dire que le débat a infusé partout. Elle donne le la sur cette question. D’autres banques en parlent. Cela fait bouger les lignes au niveau européen. C’était très français et italien. Maintenant on en parle en Espagne, au Portugal, en Belgique et au Luxembourg. Bref, quelque chose se passe.

On voit une sorte de géopolitique monétaire se dessiner…

Écoutez, cela permet de comprendre qu’en économie, il y a un truc tout bête, c’est qu’on n’a pas d’excédent sans déficit. Des pays sont excédentaires grâce aux pays déficitaires. C’est un jeu de balance. Le problème c’est qu’on met de la moralité où il ne faut pas en mettre. La moralité doit être mise dans les objectifs, pas dans les moyens. La dette, c’est bien ou c’est mal ? Avoir des fonctionnaires, c’est bien ou c’est mal ? Financer directement les États, c’est bien ou c’est mal? C’est absurde. Cela n’a aucun sens d’un point de vue économique. La moralité s’inscrit dans la finalité politique.

L’aléa moral se loge aussi dans la confiance, celle qu’a le marché en sa monnaie. C’est un des arguments brandis par les orthodoxes…

La crédibilité d’une politique économique se juge à son efficacité et à sa cohérence. Les annulations de dette, c’est vieux comme le monde. Même plus vieux que le capitalisme. Rappelons aussi l’annulation consentie entre 1933 et 1935 par Franklin D. Roosevelt pour sortir les agriculteurs de la misère et nourrir son peuple (voir American Default, The Untold Story of FDR, the Supreme Court and the Battle over Gold, Sebastian Edwards, Princeton University Press, ndlr.). Après mure réflexion, Roosevelt a procédé à une annulation de dette, publique et privée. Les Républicains, lors du débat au Congrès, vilipendaient Roosevelt et prédisaient un discrédit de cent ans sur la signature américaine. On veut soutenir les épargnants allemands ? Très bien. Il faut à terme une augmentation des taux d’intérêts. Là, la BCE est piégée dans ses taux bas. J’ai même envie de dire qu’on en sort tous gagnants à annuler la dette. Cela ne veut pas dire non plus que c’est la panacée. Il faut l’associer à une réforme de la zone euro, une réforme fiscale… 

Vous êtes arrivée en 2019 au Parlement avec fraîcheur et envie pour changer du cynisme trop souvent porté par la classe politique. Quel est votre sentiment après ces quelques premières années de politique ?

J’ai beaucoup gravité dans le monde universitaire. Ce n’est pas un monde moins cynique, en tout cas en termes d’égo. Je pense que ces quarante dernières années, l’économie est devenue un langage. Pour faire sérieux, il fallait en parler. La plupart du temps, hommes et femmes politiques n’avaient pas de connaissance en la matière. Beaucoup de clichés ont été répétés à l’envi. Il faut déconstruire tout un discours. Il faut ériger un débat, pas dans un sens égotique, mais pour montrer qu’aux crises, il n’y a que des alternatives. On a bridé, voire volé le débat démocratique, à chaque fois qu’on proposait quelque chose, on nous répondait « on aimerait bien mais on ne peut pas malheureusement ». L’économie est une technicité qui se met au service d’une ambition politique. Il faut définir les ambitions. Après, le reste suit. Je pense que c’était un moment idéologique très dur qui mettait tout le monde en état de paralysie.  

Vous êtes optimiste quant à l’avenir de votre proposition ?

L’optimisme est une posture. Mais je suis combattive. Je sais quels sont les objectifs. Je tiens ma ligne. J’essaie de faire ce qu’il faut faire. Sur la question de l’annulation de la dette, j’ignore si elle sera adoptée, mais elle aura ouvert une fenêtre d’Overton (politologue qui a défini un spectre des idées dicibles dans le débat public, ndlr), de créer un espace pour qu’on reparle politique monétaire.

Dans votre entourage on rappelle qu’il n’appartient pas à la BCE de dire le droit, mais à la Cour de justice de l’UE. Comment porter ce débat devant les juges européens ?

Il faut d’abord établir la pertinence de la mesure. Pour cela il faudrait peut être des contre-propositions. On vit une crise exceptionnelle. On ne la gérera pas avec des moyens traditionnels. On préfère sauver nos croyances ? Un texte d’une manière un peu religieuse ? Ou on se dit que sauver le monde c’est plus important qu’un texte ? Si les textes ne permettent pas de sauver tout le monde, les textes ne sont pas bons. On s’en fout des textes.

Pierre Sorlut
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