Monarchie

Le Grand-Duc, une institution vue à travers la Constitution

d'Lëtzebuerger Land vom 24.02.2000

À l'origine ce n'est pas le peuple luxembourgeois qui a choisi la monarchie institutionnelle comme forme de gouvernement. Contrairement au Roi des Belges, le Grand-Duc de Luxembourg, ou plutôt le Roi Grand-Duc tenait son pouvoir ni de la volonté, ni du consentement des gouvernés, mais de lui-même. Le monarque détenait son pouvoir en vertu de la légitimité que lui avait reconnue le Traité de Vienne. Notre première Constitution, celle oc-troyée de 1841, plaçait le Grand-Duc, seul détenteur du pouvoir au centre du système politique. 

Le Gouvernement n'existait que de façon embryonnaire et se bornait à exécuter les volontés du Monarque. La représentation des « sujets » du souverain se faisait dans une assemblée des États (Stände). Mais les matières pour lesquelles le Roi Grand-Duc admettait le consentement voire seulement l'avis de ses sujets était fort limitées. C'était l'époque de l'autocratisme royal. Le Roi Grand-Duc régnait et gouvernait. « Pourquoi mettre en cause les ministres ? Que sont-ils ? Rien. Je puis bien, si je le juge à propos, gouverner sans ministres ou charger de leurs fonctions quiconque me plaît, fût-ce même un de mes palefreniers, attendu que je suis le seul homme qui agisse et réponde des actes du gouvernement. » Ces paroles hautaines furent celles du Roi Grand-Duc Guillaume. Comme l'a souligné Pierre Wigny dans son livre de droit constitutionnel « de pareilles prises de position se terminent fatalement par une révolution .»

Ce n'est que par la Constitution libérale de 1848 que le dualisme des organes gouvernementaux fut acquis. Aux États fut substitué un organe, la Chambre des Députés, « interprète directe de la volonté collective, munie d'un pouvoir de décision et représentant en matière législative la nation sur un pied d'égalité avec le souverain » (CH - Léon Hammes, le Gouvernement du Grand-Duché dans Conseil d'État, Livre jubilaire 1956)

Il est vrai que cette Constitution qui jeta les bases de notre système politique actuel, restait muette sur la question de l'origine et du siège de la souveraineté. La Constitution réactionnaire de 1856 allait revenir en arrière et rétablir les pouvoirs du Monarque. « La puissance souveraine n'a plus qu'une seule source, la personne du prince et le pouvoir un seul détenteur ». (Hammes, opus cité).

La nouvelle Constitution de 1868, suite à la dissolution de la Confédération germanique et au nouveau statut du Luxembourg à travers le Traité de Londres de 1867, allait annoncer la transformation de la monocratie royale en un régime démocratique de nature parlementaire, s'inspirant des principes de la séparation dans l'exercice du pouvoir. Même si la question du siège de la souveraineté ne recevait pas de réponse claire dans le texte de la Constitution, on arrivait de facto à un système politique dans lequel le Roi Grand-Duc règne, la Chambre contrôle et le Gouvernement gouverne. Malgré cela la jeune Grande-Duchesse Marie-Adelaïde s'est imprudemment lancée dans une épreuve de force avec la majorité parlementaire ce qui - ensemble avec les événements de la première guerre mondiale - a failli provoquer la fin de la monarchie. 

Ce n'est que par la révision constitutionnelle de 1919 que notre Charte fondamentale apportait la précision que la souveraineté réside dans la Nation (article 32). De ce principe on déduisait que le Grand-Duc, qui exerce la souveraineté conformément à la Constitution et aux lois du pays, n'a d'autres pouvoirs que ceux qui lui sont formellement attribués. Le caractère démocratique du régime fut renforcé par l'introduction du suffrage universel (vote des femmes et abolition du vote censitaire). Le monarque devint ainsi un simple organe de la souveraineté nationale.

Quelques mois plus tard, le 28 septembre 1919, la population eut l'occasion de se prononcer par référendum sur la forme de gouvernement du pays. Une forte majorité des votants se prononçait pour la dynastie, la République ne recueillant qu'un cinquième des suffrages.

Désormais la monarchie constitutionnelle luxembourgeoise trouve son origine non seulement dans un texte de loi, notre Constitution, mais bénéficie d'une nouvelle légitimité par l'assentiment direct d'une majorité de la population. À la force de la loi fondamentale s'ajoute la volonté du peuple exprimée directement par référendum. Aujourd'hui, même si des voix isolées s'élèvent à bon droit pour contester le principe non démocratique de la désignation du Chef de l'État, aucune force politique de quelque importance ne remet en cause le caractère monarchique de notre régime institutionnel.

 

Un rapprochement de la théorie et de la réalité

 

Par touches successives les  différentes Constituantes ont révisé les textes constitutionnels ayant trait au Grand-Duc pour mieux faire correspondre notre suprême loi avec l'évolution des institutions et des pratiques politiques. 

En 1948 le délai du Chef d'État pour soutenir et promulguer une loi fut réduit de six à trois mois. Lors de la révision de 1983 la formulation archaïque de l'article 5 concernant la formule de prestation de serment, qui datait de la Constitution de 1856, fut modifiée pour la rendre plus conforme aux usages d'un État démocratique moderne. 

Par la révision du 13 juin 1989 la Constituante a généralisé le contreseing ministériel pour tous les actes du Grand-Duc, même en matière de collation de décorations. 

Mais c'est surtout la révision du 12 janvier 1998 qui constitue une étape importante dans la modernisation de notre loi fondamentale et la définition de la fonction institutionnelle du Grand-Duc. 

La Chambre des Députés a désacralisé la personne du Grand-Duc, qui reste évidemment inviolable (article 4).

Alors que l'ancien article 33 déclarait que le Grand-Duc exerce seul  le pouvoir exécutif, la version révisée du texte constitutionnel essaye de situer l'institution du monarque constitutionnel dans la structure politique de l'État luxembourgeois. « Le Grand-Duc est le Chef de l'État, symbole de son unité et garant de l'indépendance nationale. Il exerce le pouvoir exécutif conformément à la Constitution et aux lois du pays. »

La combinaison des textes relatifs aux prérogatives du Grand-Duc avec la règle cardinale du  contreseing ministériel (article 45) fournit en fin de compte la clé pour une lecture correcte de notre Constitution, conforme aux réalités politiques institutionnelles. Aucun acte du Grand-Duc ne peut avoir d'effet s'il n'est pas contresigné par un membre du Gouvernement (autrefois appelé conseiller de la Couronne), qui, par cela seul, s'en rend responsable. 

Dans la mesure où la Constitution met à charge des ministres la responsabilité (devant le Parlement et l'opinion publique) des actes du pouvoir exécutif, elle leur transfère, en droit comme en fait, la maîtrise de l'action gouvernementale. Il faut être clair. Contrairement à une interprétation littérale du texte constitutionnel le souverain comme la plupart des Chefs d'État des régimes démocratiques ne dispose plus d'aucun domaine de responsabilité propre. Il exerce ni pouvoir, ni prérogative. Sa fonction est essentiellement, sinon exclusivement représentative. Il peut - selon le contexte historique - exercer une autorité morale, exercer une fonction d'arbitrage ou de médiation en cas de crise institutionnelle.

En temps normal cependant, son rôle se limite à une faculté d'influence. Il peut encourager ou décourager. En cas de divergences d'opinion avec le Gouvernement, c'est la volonté de ce dernier qui prévaut parce qu'il dispose du soutien de la représentation nationale. 

Le Parlement issu des élections du 13 juin 1999 est habilité à faire oeuvre de Constituante, la plupart des dispositions de la Constitution ayant fait l'objet d'une déclaration de révision. La coalition au pouvoir a même annoncé vouloir soumettre le texte d'une (hypothétique) nouvelle Constitution à l'approbation populaire par la voie du référendum. À l'heure actuelle, personne ne peut affirmer avec certitude si cette éventualité va effectivement se présenter. 

Le soussigné reste sceptique, aucune modification fondamentale du texte constitutionnel n'étant en vue. À moins de laisser à l'électeur un choix entre plusieurs options, la plupart des concitoyens risquent d'ailleurs de se désintéresser d'un projet unique ayant trouvé préalablement l'accord des principaux partis politiques.

 

Un ordre juridique soumis à un contrôle constitutionnel

 

Qu'en est-il des dispositions relatives au Grand-Duc ? Faut-il s'orienter d'après le modèle suédois, c'est-à-dire ôter au Chef d'État l'ensemble des attributions qu'il détient du point de vue formel, mais qui sont en fait exercées par le Gouvernement responsable ? Ou ne devrait-on pas s'inspirer davantage de l'exemple belge ou néerlandais, deux pays qui ont fortement marqué notre histoire institutionnelle.

La deuxième hypothèse paraît la plus probable. Elle conduira à une réforme assez limitée du texte constitutionnel. 

Néanmoins, à ce stade d'avancement des travaux de révision, il paraît approprié de faire quelques réflexions que la nouvelle Constituante pourrait utilement prendre en considération : 

Dans la structure de notre texte constitutionnel, les premiers articles (3 à 8) ont trait au Grand-Duc. Le chapitre qui traite de la puissance souveraine et des prérogatives du souverain précède celui concernant la représentation nationale, la Chambre des Députés. L'ordre traditionnel des dispositions constitutionnelles ne correspond pas à une structure rationnelle de la loi fondamentale d'une démocratie parlementaire. Il semble plus logique de réserver une place centrale à la Nation souveraine et à l'affirmation des droits et libertés fondamentales. Le plan de la Constitution est à adapter en conséquence.

Le pacte de famille de Nassau et l'ordre d'accession au trône méritent d'être examinés de plus près. Ne faudrait-il pas - comme des conventions internationales l'exigent - assurer l'égalité entre hommes et femmes  dans la transmission de la couronne ? En effet, en vertu de ce pacte de famille la Couronne se transmet en ligne directe par ordre de primogéniture dans la descendance mâle, à l'exclusion de la descendance féminine. Au moment où notre Constitution va consacrer le principe de l'égalité des sexes, il est difficilement admissible que des règles de succession anachroniques, discriminatoires pour les femmes, puissent perdurer.

D'après l'article 5 de la Constitution l'héritier présomptif acquiert la Couronne de plein droit, au moment où le trône devient vacant. La prestation de serment n'a lieu qu'après coup, « aussitôt que possible » selon le texte. Dans un État démocratique une prise de possession du trône instantanée, sans prestation de serment préalable devant le Parlement, en quelque sorte par la seule grâce de Dieu, n'est guère défendable. Notre pays devrait - à l'instar de la Belgique - faire dépendre la possession du trône de la prestation de serment du futur Chef d'État. 

En vertu de l'article 37 de la Constitution le Grand-Duc commande la force armée. La loi sur la réforme de l'Armée a placé l'Armée sous l'autorité d'un membre du Gouvernement. Si le Grand-Duc confère les grades militaires, l'exercice du commandement des forces militaires par le Chef d'État ne correspond plus nécessairement à la conception moderne de l'organisation de l'État. Il est vrai que cette remarque peut valoir également pour d'autres prérogatives régaliennes du Chef d'État comme le droit de battre monnaie, le droit de grâce, le droit de conférer des titres de noblesse etc. 

Le débat est ouvert. Si une certaine prudence est de mise, il ne faut cependant pas perdre de vue qu'avec l'introduction d'un contrôle de constitutionnalité des lois, la recherche d'une plus grande sécurité juridique s'impose. Une réformation des attributions du Grand-Duc pourrait dès lors s'avérer non seulement politiquement souhaitable, mais bien juridiquement indispensable.

La jurisprudence très conservatrice de notre Cour constitutionnelle, qui se borne pour l'essentiel à une interprétation littérale des textes anciens, pourrait pousser le Parlement plus loin que le contexte politique ne l'exige.

L'auteur est avocat et député socialiste.

Alex Bodry
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