Ruhrtriennale

Histoires barbares

d'Lëtzebuerger Land du 30.08.2019

Nous sommes en 2145 et le parlement célèbre le deux centième anniversaire de la libération du camp de concentration de Mauthausen. L’homme politique qui s’adresse aux députés s’enorgueillit de l’inscription de la démocratie représentative et du racisme européen sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. Les « Européens de souche » ou « Bioeuropéens » se sont retirés dans un territoire appelé « ancienne zone européenne », paniqués à l’idée d’une aliénation par l’immigration, « Überfremdung » disent les Allemands. Tous ces musulmans, ces Noirs, ces Juifs… N’est-ce pas scandaleux que ce jeune employé immigré ne sache pas ce qu’est le « Backpulver » (levure chimique) lorsque cette femme inquiète lui en demande dans le supermarché du coin ? Dans Nach den letzten Tagen. Ein Spät­abend (en référence aux Letzte Tage der Menschheit de Karl Kraus, 1918/19) le metteur en scène suisse Christoph Marthaler et sa dramaturge Stefanie Carp, auteure des textes, s’amusent à démasquer le racisme quotidien des Européens. Ceux qui commencent chaque phrase par un « je ne suis pas raciste, mais » ou « je n’ai rien contre les étrangers, mais… » avant de tomber dans les pires clichés stigmatisant l’Autre comme le coupable de tous les maux de notre société.

Le spectacle, qui a ouvert le festival de la Ruhrtriennale 2019 la semaine dernière (voir ci-dessous), se joue dans une assemblée parlementaire déserte. Les lieux fondateurs de la démocratie sont souvent la coulisse idéale des metteurs en scène politisés ces derniers temps : Milo Rau imagina une Assemblée Générale à Berlin en 2017, Vincent Macaigne fait débuter son apocalyptique Je suis un pays au siège de l’Onu et l’éblouissant Ça ira – Fin de Louis de Joël Pommerat joue à ce moment charnière de la Révolution française où est créée l’Assemblée nationale. Tous ces spectacles rappellent l’importance de la démocratie représentative comme outil d’inclusion de la société. Marthaler et Carp la voient en danger et font défiler les paroles haineuses de ceux qui s’en moquent, les fossoyeurs des droits humains, démagogues racistes que sont les Höcke, Strache, Salvini, Gauland, Weidel… Et posent en contrepoint puissant la musique de compositeurs juifs morts dans les camps de concentration, comme notamment Viktor Ullmann, dont le Fragment 1943 revient en mélodie durant tout le spectacle : Ullmann n’a même pas eu le temps de noter la partition sur du papier à musique, mais, dans l’urgence, a utilisé de simples bouts de papier. Il est mort peu après à Auschwitz.

Alors que les musiciens (piano, cordes, accordéon) sont placés sur une estrade, les acteurs sont tour à tour public, orateurs et chanteurs. À onze, ils se perdent dans les sièges orange pop de cet Audimax de l’Université de Bochum qui accueille le spectacle. Le bâtiment brutaliste remontant à la fin des années 1970 offre un espace ovale de plus de 1 500 places, où le public et les acteurs se font face. Pas de scénographie d’Anna Viebrock cette fois-ci, Duri Bischoff (décor) et Andreas Hofer (Phoenix, lumière) utilisent tout le potentiel de cet espace improbable comme sorti de Clockwork Orange (Stanley Kubrick, 1971) – jusqu’à l’impressionnant orgue à vents que Marthaler le musicien s’amuse à inclure dans le spectacle.

Le racisme actuel dont nous parle Marthaler a une solide tradition en Europe, semble affirmer en écho Heiner Goebbels. Dans la Jahrhunderthalle de Bochum, il présente Everything that happened and would happen, sa nouvelle création réalisée l’année dernière à Manchester, en célébration de la fin de la Première Guerre mondiale. Comme Marthaler, Goebbels allie images, texte et musique (sa propre composition), comme un collage alarmant sur les dysfonctionnements de la société européenne. La base textuelle de Goebbels est le livre Europeana – Une brève histoire du XXe siècle de l’auteur tchèque Patrik Ouředník (2001), une association libre de faits historiques et d’observations loufoques, toujours liés par la conjonction de coordination « et », sans grande logique formelle – les zoos humains du début du siècle et les fraternisations des ennemis sur le front pour Noël, l’invention du gaz par les Allemands et le positivisme et le dadaïsme, everything that happened…

Le metteur en scène démultiplie ce tableau impressionniste en y adjoignant une composition qui évolue du minimalisme électronique en passant par les sons bizarres des Ondes Martenot jusqu’au finale crescendo des percussions. Et en créant une coulisse visuelle souvent inspirée de l’art contemporai, comme ces lumières rappelant le graphisme des installations de Royji Ikeda, les socles comme sculptures, la profondeur de champ créée avec la seule lumière. Ses acteurs sont des ouvriers et en portent l’attirail, des salopettes noires, leur principale activité étant de trimbaler les accessoires, notamment de lourdes boîtes, à travers le gigantesque espace, ou d’accrocher et de décrocher des écrans sur lesquels sont projetées des images du programme No comment d’Euronews : le jour de la première y défilèrent des images de pèlerins musulmans à La Mecque ou les manifestations à Hong-Kong.

Le monde d’aujourd’hui, ses espoirs et ses démons, viennent de loin, nous rappellent Heiner Goebbels et Christoph Marthaler. Rien n’arrive par hasard et seule la connaissance du passé évite de reproduire ses horreurs. Le seul problème de leurs magnifiques spectacles est qu’ils prêchent à des convertis, que le public des théâtres est composé de Bildungsbürger et que les électeurs de l’AfD, du Rassemblement national ou de la Lega n’y ont pas accès.

Everything that happened and would happen de Heiner Goebbels a été joué du 23 au 26 août à la Jahrhunderthalle à Bochum ; Nach den letzten Tagen, ein Spätabend de Christoph Marthaler, Uli Fussenegger, Duri Bischoff et Stefanie Carp se joue jusqu’au 1er septembre à l’Audimax de l’Université de Bochum ; détails et autres spectacles sur ruhrtriennale.de.

josée hansen
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