Double-face

20 février 2012 à Bruxelles, Luc Frieden en discussion avec le ministre des Finances de la France et le président de la BCE
Photo: Conseil européen
d'Lëtzebuerger Land du 06.10.2023

« Un Conseil européen, on sait quand ça commence, mais on ne sait jamais quand ça finit. Je vais vous faire une confidence. Il m’est déjà arrivé de ne plus avoir de chemise ni de slip propre et de devoir les laver avec le shampoing de ma chambre », confie le Premier ministre, Xavier Bettel (DP), dans une vidéo de l’Agence France Presse (AFP). L’interview été enregistrée à Bruxelles en juillet 2020, le Covid-19 faisait sa pause estivale et l’Allemagne entamait sa présidence: « Avec Angela, on a la bonne personne à la bonne place », s’est félicité le libéral comme s’il parlait de l’une de ses copines du lycée.

Accéder à la tête du gouvernement, c’est aussi représenter le pays dans les instances internationales et négocier pour ses intérêts. Le profil du Premier ministre en exercice rend la tâche plus ou moins aisée. L’image qu’il véhicule également. « Bettels eigener Mix aus persönlicher Offenheit, diplomatischer Frechheit und Witz kommt gut an », a résumé en septembre le correspondant du Wort à Bruxelles, Diego Velazquez. Pour l’un des deux journalistes luxembourgeois de la Brussels bubble, après dix ans à la tête du gouvernement, Xavier Bettel est devenu un « poids lourd » dans le cénacle européen et le fait apparaître comme un homme d’État (« seriösen Staatsmann ») au niveau national. Propulsé illico du Knuedler à l’Hôtel de Bourgogne (à quarante ans), Xavier Bettel est arrivé incognito dans les cénacles internationaux. Au Forum économique de Davos, où sa conseillère en Affaires étrangères, Yuriko Backes, lui a proposé de se rendre (ce que son prédécesseur Jean-Claude Juncker a toujours décliné), Xavier Bettel a noué des contacts et est progressivement parvenu à séduire le patronat international. Si bien que son agenda est plein maintenant quand il se rend dans les Alpes suisses. Idem au Conseil européen, Xavier Bettel est livré à lui-même, sans staff, parmi les chefs d’État et de gouvernement. De plus, les partis libéraux européens étaient encore encore mal structurés en 2013 et les premiers sommets ont été difficiles face aux armadas socialistes et conservateurs (PPE). Cela n’empêche pas, comme le relève le Wort et comme le confirment des observateurs, que Xavier Bettel, piètre technicien, arrive, par son entregent, mais aussi sa détermination, à défendre les intérêts nationaux.

Les libéraux européens se sont entretemps fédérés, notamment autour de Renew. Puis Xavier Bettel, s’il n’est pas le doyen des dirigeants européens (comme l’était Jean-Claude Juncker), a su nouer des liens avec de nombreux homologues, notamment le présdient français Emmanuel Macron, un soutien de poids. Xavier Bettel est en outre identifié par la presse internationale comme porteur de projets progressistes dans le pays qu’il dirige avec des projets remarqués comme la séparation de l’Église et de l’État, le droit de vote des étrangers (un vœu pieux), le mariage homosexuel, les transports gratuits ou la réforme de la monarchie. « De Xav’ » symbolise de ce fait un Luxembourg moderne.

Luc Frieden, l’autre Spëtzekandidat doté d’une expérience notable à l’international, représente un Luxembourg plus conservateur. Même si sa renommée commence à dater. Son parcours n’a pas été suivi par la presse étrangère depuis 2013 et son départ du gouvernement. Entre le début de sa période de pantouflage en 2014 et l’annonce de son retour début 2023, Luc Frieden n’apparait que 29 fois dans la revue de presse internationale du gouvernement, et la plupart du temps dans des articles qui reviennent sur son passé de ministre du Budget et de la Justice (1998-2009) puis des Finances (2009-2013), notamment après les révélations Luxleaks qui ont mis à nu l’industrie luxembourgeoise de l’optimisation fiscale. En novembre 2014, le Wall Street Journal parle avec celui qui, à l’ACD, tamponnait tous les rulings, Marius Kohl : « Mr. Juncker and his successor as finance minister, Luc Frieden, were aware of his office’s activities and never objected. The same was true for Gaston Reinesch, the No. 2 at the ministry from 1995 until 2012. «No one intervened,» Mr. Kohl said. »

Son passé de ministre des Finances d’un pays en voie d’onshorisation explique le nombre très élevé d’occurrences lorsque la recherche porte sur toute sa période d’exercice : 2 612. Une majorité des références tient à sa responsabilité dans la politique fiscale du Grand-Duché. Un feuilleton qui jalonne sa carrière depuis le sommet de Feira en 2000, où le passage à l’échange automatique d’informations fiscales est acté à moyen terme (2010), jusqu’à son départ de la rue de la Congrégation, alors que le secret bancaire n’est pas encore officiellement éteint. « Luxemburgs Finanzminister Luc Frieden bleibt sich treu », titre d’ailleurs le correspondant du Tages-Anzeiger à Bruxelles le 16 novembre pour son dernier Ecofin : « Die EU-Finanzminister konnten gestern die erweiterte Zinsrichtlinie nicht verabschieden. Es war ein einsamer Abschied. Zwar dankte man sich gegenseitig freundlich für die langjährige Zusammenarbeit. Doch der Luxemburger Luc Frieden musste gestern bei seinem vermutlich letzten Auftritt im Kreis der EU-Finanzminister vor allem Kritik einstecken. Leicht empört wunderte er sich, dass das Thema überhaupt auf der Agenda stand. Für Frieden war es ein vergiftetes Abschiedsgeschenk. »

Pendant plus de dix ans, Luc Frieden a freiné de tout son poids pour ralentir le passage à l’échange automatique d’informations (qui interviendra finalement plus sous la pression de l’Oncle Sam que des pays européens). Les sources concordantes parlent d’un homme à l’aise dans les cénacles internationaux. Luc Frieden s’exprime dans de nombreuses langues (y compris le néerlandais), dispose d’un réseau lié aux grandes écoles qu’il a fréquentées, se coordonne avec ses pairs de l’EPP dans les réunions politiques qui précèdent les Ecofin et Eurogroupe et se révèle fin technicien de par son passé d’avocat d’affaires. Mais sa volonté de préserver le secret bancaire, suivant la doctrine du level playing field (qu’il a érigé en fondement et qui sera repris par son successeur, Pierre Gramegna) a suscité certaines irritations. Jusqu’à ce que le barrage cède en avril 2013 avec cet entretien à la FAZ, pour son édition dominicale, titré « Bankgeheimnis lockern ». « La tendance va vers un échange automatique d’informations. Nous n’y sommes plus strictement opposés », dit-il. Tremblement de terre sur la planète fiscale. Tsunami de reprises dans toute la presse dès les premières heures.

La revue de presse du SIP rappelle en outre la pluralité de crises traversées par l’ancien ministre des Finances : les attentats du 11 septembre, la crise des subprimes, quand BGL et BIL vacillent, puis celle des dettes souveraines avec Chypre, Grèce et Espagne. Des mini-scandales personnels émergent également, avec des errements dans la gouvernance de place. La presse belge, mais aussi le Financial Times, relèvent en octobre 2013 que Luc Frieden a nommé son chef de cabinet, Sarah Khabirpour, à la présidence de la la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) alors qu’elle siège déjà à la BIL, ainsi qu’à la Bourse, « deux institutions surveillées par le CSSF ». Luc Frieden est identifié comme le ministre de l’austérité. En novembre 2012 dans Le Soir pour le vote du budget 2013 : « Le but est plus important que les mesures, même si à court terme, elles ne sont pas agréables. Il faut viser l’intérêt général ». Pareil en avril 2010 pour réduire le déficit public luxembourgeois. Même traitement à l’international pour le plan de sauvetage de la Grèce : « Les gens doivent comprendre que nous n’épargnons pas pour mettre les gens en colère, mais que nous épargnons afin de pouvoir encore financer à l’avenir les politiques sociales », dit-il à l’Agence télégraphique suisse. Au diapason avec son allié proche, le rigoureux Wolfgang Schäuble (CDU) : « Je peux comprendre [les manifestations], mais je pense que c’est une erreur, parce que ce nous faisons est bon afin d’avoir un cadre durable pour la croissance ».

Face aux stigmatisations internationales, Luc Frieden verse parfois dans le déni. « La promotion de la place du Luxembourg à l’étranger se passe très bien. Il n’y a qu’en France qu’on nous parle de cette affaire », s’étonne le ministre dans un entretien accordé à La Tribune en décembre 2009 au sujet du plantage des fonds madoffés, Luxalpha & Co. En 2002, un rapport de la mission d’information anti-blanchiment de l’Assemblée nationale française épingle le Grand-Duché : « Ce qui est prétendu (…) est faux », dit le ministre du Budget à l’ambassade à Paris, où il affronte les détracteurs sur leur terrain. « le Luxembourg n’est ni un paradis bancaire, ni un paradis fiscal, ni un paradis judiciaire », balance Luc Frieden. Idem quand, après les attentats du 11 septembre, les regards se tournent vers le Luxembourg. Luc Frieden est cité dans une dépêche AFP en novembre 2001 : « Pour moi, ceux qui financent le terrorisme sont tout aussi coupables que ceux qui posent des bombes », tient-il à souligner, avec l’espoir d’ôter le doute qui subsiste quant à la volonté réelle des Grands-Ducaux d’écarter l’argent sale. » Sans doute « une certaine jalousie de nos confrères de l’Union européenne », parce que le centre financier luxembourgeois bénéficierait d’un « know how en matière de fonds de pension, de création de banque d’émissions de lettres de gage, d’opérations de crédit internationales ainsi que dans l’e-banking », poursuit-il. En 2010, le pays sera « greylisté » par le Groupe d’action financière (Gafi) qui veille à la lutte contre le blanchiment et blacklisté en 2013 par le Forum mondial sur la Transparence fiscale.

Puis le Luxembourg a été vilipendé dans une série de révélations médiatiques sur des mécanismes qu’il a mis ou laissé mettre en place. Par exemple Luxleaks, en novembre 2014, quand Jean-Claude Juncker a pris la présidence de la Commission européenne. Luc Frieden a entrepris un retour à la politique en 2018, au niveau européen. Commissaire aux services financiers était son aspiration, comme il l’avait confié aux journalistes du Wort alors qu’il présidait la maison d’édition. Mais le CSV n’a pas eu la main sur une telle nomination à cause de la défaite aux élections. Son heure est-elle (re)venue ? Le 29 octobre 1999, le Handelsblatt écrivait « Justiz- und Budgetminister Luc Frieden gilt als der kommender Mann in der Politik des Großherzogtums ». Luc Frieden était désigné comme celui qui pourrait devenir Premier ministre du Luxembourg. C’était il y a un quart de siècle.

Pierre Sorlut
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