Bande dessinée

Simenon, une vie avant Maigret

d'Lëtzebuerger Land vom 27.10.2023

Prépublié en trois cahiers noir et blancs sortis en février, mai et septembre de cette année, Simenon, l’Ostrogoth, arrive en librairie en ce mois d’octobre dans une version complète de 128 pages en couleur. Un ouvrage superbe pour redécouvrir l’œuvre et surtout la vie de Georges Simenon de 1923 à 1931. Autrement dit, les années de vaches maigres, de son mariage avec Tigy à la naissance du commissaire Maigret.

Georges Simenon est l’auteur belge le plus lu et le plus traduit dans le monde. Les tirages de ses quelques 350 romans et plus de 160 nouvelles, publiées sous son vrai nom ou sous l’un de ses 27 pseudonymes, atteignent les 550 millions d’exemplaires et ont donné lieu à quelques 3 500 traductions en 47 langues différentes. Il faut dire que le Liégeois était un stakhanoviste de l’écriture et qu’il a réussi à marier littérature pure et littérature alimentaire comme personne avant lui.

Une œuvre aussi riche qu’imposante donc, qui est allée de pair avec une vie à cent à l’heure. C’est cette vie, ou du moins huit années de cette vie, que le duo de scénaristes désormais en charge des Blake et Mortimer : Jean-Luc Fromental (Miss Chat, Le Coup de Prague, De l’autre côté de la frontière…) et José-Louis Bocquet (Kiki de Montparnasse, Joséphine Baker, Olympe de Gouge…) ont décidé de raconter, avec la complicité de John Simenon (le fils de Georges).

Simenon, l’Ostrogoth débute en 1923, à Liège, le 24 mars pour l’exactitude, jour du mariage de l’encore mineur George Simenon avec Régine Renchon – surnommée Tigy –, de trois ans son ainée, grande et, selon les mots de Simenon mère, laide « même en mariée ». Régine est artiste peintre et les époux se sont rencontrés dans le groupe artistique « La Caque ».

Ils partagent leur vie de bon cœur, mais voient surtout dans « les chaînes du mariage », le « prix de notre liberté ». Ils se font d’ailleurs un serment pour le moins original et rare pour l’époque : « pas d’enfant, vivre à Paris et chacun son espace à soi ». Un serment qui les unira pendant 27 ans, le couple divorcera, en effet en 1950, onze ans après la naissance de leur fils Marc. Mais ceci est une autre histoire.

Dans cet album, merveilleusement illustré par Loustal (Barney et la Note bleue, Mémoires avec dames – déjà avec Jean-Luc Fromental –, Les Amours insolentes, Bijou…), on suit le déménagement du couple qui quitte Liège, on passe rapidement leurs années en Auvergne et en Bourgogne au service du marquis de Tracy. Puis on s’installe avec le couple à Paris où Simenon s’impose enfin, grâce à Colette, directrice littéraire qui, la première, acceptera de publier un des contes de l’écrivain, malgré un aspect trop littéraire à son goût. C’est elle qui conseillera au jeune homme d’écrire des histoires simples, sans fioritures, « avec les mots de tout le monde ». Autrement dit, à devenir l’auteur qu’on connaît.

Le couple vie d’abord chichement, mange ce qu’il peut quand il y a de l’argent, puis passera de la chambre d’hôtel meublée à un petit rez-de-chaussée sans eau courante. Simenon écrit alors huit ou neuf contes par jour pour différentes publications ; et pour ne pas saturer les éditeurs et les lecteurs, il signe de différents noms : Sim, Gom Gut, Kim, Aramis… S’il ne se fait pas encore un nom, il parvient à faire tourner le ménage et à se payer un plus grand appartement qui servira, au couple, également de bar où il organisera des soirées en vue dans les milieux artistiques.

Pendant qu’il pond des textes au kilo, Tigy peint et expose. Ses toiles permettront au couple de manger et se loger dans les moments les plus creux de la carrière d’écrivain de Simenon, mais la jeune femme, certes forte et plutôt libre pour son époque, finira peu à peu à mettre son art de côté pour laisser plus de place aux besoins de créateur de son époux. Surtout quand celui-ci décidera de prendre le large, et vivre en tant qu’aventurier sur un bateau, d’abord à travers les canaux de France, puis également plus loin et dans des eaux un peu plus mouvementées. L’Ostrogoth du titre de l’album n’est autre que le nom qu’il a donné à son bateau.

Un nom qui dit, probablement, aussi beaucoup sur le personnage, car si l’album se concentre tout particulièrement sur Simenon l’écrivain – et va jusqu’à reproduire des extraits écrits de plusieurs de ses livres entre chaque chapitre –, il se penche avec justesse également sur Simenon l’homme extravagant. Les auteurs ne cachent pas grand-chose de ses humeurs, de ses frasques, de ses doutes, de ses faiblesses, de son aspect volage – un de ses surnoms n’est pas « l’homme aux 10 000 femmes » pour rien !

On croisera, tout au long de cette histoire le peintre Luc Lafnet, l’éditeur Arthème Fayard, la chanteuse Suzy Solidor, le peintre Foujita, l’affichiste Paul Colin, la photographe Germaine Krull, la star du music-hall Damia, mais aussi la super star Joséphine Baker, ce qui décuple la magnifique ambiance des années folles déjà présente dans l’album, à travers différentes scènes de fête magnifiée par les dessins, et surtout les couleurs, de Loustal.

Ce Simenon, l’Ostrogth est un album riche, rythmé, magnifiquement illustré et même didactique grâce à de vastes notices bio et bibliographiques, idéal pour replonger, 120 ans après sa naissance, sur une partie de la vie et de l’œuvre de Simenon. Celle de ses débuts, celle d’avant le commissaire Maigret, qui lui fera connaître le succès et lui permettra de publier, enfin, sous son véritable nom : Georges Simenon.

Simenon, l’Ostrogth, de Loustal, Bocquet, Fromental et Simenon. Dargaud

Pablo Chimienti
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