édito

« Totale Schäiss »

d'Lëtzebuerger Land vom 17.11.2023

Le fabuleux destin européen de Jean-Claude Juncker cache une réalité historique plus prosaïque : Les Luxembourgeois ont souvent fait piètre figure dans les institutions. Gaston Thorn se trouve vite dépassé comme président de la commission. Dans ses mémoires, le diplomate français Claude Martin se rappelle avoir rencontré, fin 1984, « un homme amer, et usé » au Berlaymont, « content de passer la main : « Il était de petite taille, et paraissait lui-même perdu dans l’immensité de ce bâtiment aux couloirs sans fin ». La présidence Santer implose en 1999. Dans sa biographie collective de huit dirigeants luxembourgeois des institutions européennes, l’historienne Mauve Carbonell constate que ni Michel Rasquin, ni Lambert Schaus, ni Victor Bodson, qui se succèdent au poste de commissaire des Transports entre 1958 et 1970, ne réussissent à « dompter ce ‘bastion des nationalismes’ ». (D’ailleurs, ajoute-t-elle, ce ne serait « pas le poste le plus recherché, bien au contraire. ») Albert Borschette, « commissaire à la concurrence, à la presse et à l’information et à la politique régionale » entre 1979 et 1976, laisse de mauvais souvenirs auprès de ses fonctionnaires. « Ulcérés », ils accusent le Luxembourgeois d’avoir parachuté ses proches dans les directions générales. 

Nicolas Schmit se sera, lui, relativement bien débrouillé dans le labyrinthe institutionnel de Bruxelles. Le commissaire à l’emploi et aux droits sociaux a réussi à se démarquer par plusieurs propositions de directives gentiment progressistes. Celle sur le salaire social minimum lui aura valu les critiques du patronat européen et de la presse bürgerlich. La FAZ estimait que le Luxembourgeois outrepassait ses compétences. La NZZ titrait « Brüssel hätte besser ganz verzichtet ». (Le texte reste en réalité soft : la commission se borne à proposer un cadre commun qui devra favoriser une « convergence ascendante ».) La carrière de Nicolas Schmit a toujours évolué entre politique et diplomatie. Mais au-delà de son air de technocrate distant, Schmit est un vrai politicien versé dans les disputes intellectuelles et idéologiques. (Il a été politisé dans le PS français durant ses années étudiantes à Aix-en-Provence.) Le commissaire a réussi à se créer une assise auprès des confédérations syndicales européennes. Il a soigné sa gauche : À peine six jours après avoir été nommé commissaire, il se trouvait devant le congrès de l’OGBL à tenir un discours. « Je suis un grand critique de l’idéologie néolibérale », rappelait-il, en 2020, au Land.

En juin 2024 auront lieu les prochaines européennes. Avec Marc Angel et Nicolas Schmit (voire Jean Asselborn), la perspective de récupérer un deuxième siège à Strasbourg (que le parti avait perdu en 1999) est à portée de main. Mais Schmit a des projets plus ambitieux. Il espère se maintenir dans l’exécutif européen. N’ayant rien à perdre, le quasi-septuagénaire joue sa dernière carte et se positionne comme potentiel Spëtzekandidat européen du groupe politique S&D pour les élections de 2024. « Das interne Auswahlverfahren läuft und ich höre, dass mein Name dabei zirkuliert. Sollte ich zum Schluss gefragt werden, würde ich den Auftrag auch annehmen », est-il cité ce mercredi dans le Wort. (En 2019, Schmit avait déjà tenté le coup, pour finir par s’incliner face au Néerlandais Timmermans.)

La newsletter bruxelloise de Politico a repris illico l’info, analysant la stratégie schmitienne : « He could try to capitalize on the idea that if he were to stay, Luxembourg might get a more important portfolio in the next Commission given his network and the need to satisfy the Socialists ». Le calcul semble tortueux : S’il devenait Spëtzekandidat européen et s’il s’assurait un poste prestigieux (vice-président ou haut représentant), Luc Frieden pourrait se voir forcé à soutenir son compatriote sur le plan européen. Quitte à frustrer les ambitions de Christophe Hansen, eurodéputé aussi zélé qu’idéologiquement flexible, auquel le CSV vient de promettre le poste de commissaire. Frieden faisant pour Schmit ce que Bettel avait fait pour Juncker ? Cela semble hautement hypothétique, voire carrément irréaliste. D’autant plus que Frieden et Schmit, ce n’est pas la grande amitié. En 2010, le socialiste était le premier parmi les membres du gouvernement à critiquer publiquement l’austérité prônée par le dauphin chrétien-social. Schmit fit exploser la Tripartite, et fut fêté comme héros par la base socialiste. Des années plus tard, il se rappellera face au Land les mesures de rigueur budgétaire prônées alors par Frieden : « Dat war alles totale Schäiss ».

Bernard Thomas
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