Chronique de l’Assoss : 1948-1959

Le temps de la reconstruction

d'Lëtzebuerger Land du 07.05.2021

« Le boche parti, l’Assoss est rentrée en scène.1» L’assemblée générale du 16 octobre 1944 désigna un comité provisoire. Tous des inconnus. La Voix des Jeunes, n°1 de la nouvelle série, 29e année, parut avec cinq pages de nécrologies et un éditorial de Georges Schommer, ancien président âgé maintenant de 48 ans : « Le temps des luttes partisanes, des querelles de clans, des controverses de petites chapelles est révolu.2 »

L’occupant n’avait rien laissé, aucun dossier, aucune liste d’adhérents et les étudiants étaient dispersés à travers toute l’Europe. En octobre 1945, une nouvelle assemblée générale eut lieu, cette fois en présence du ministre Robert Als et du major Schommer. On décida de mettre à jour la Cantate de l’Assoss et d’organiser une Redoute qui fut non masquée pour des raisons d’ordre public.

Schommer avait été proposé en 1938 comme ministre, mais fut refusé en raison de son passé républicain. Il suivit le gouvernement sur la route de l’exil, une sorte de ministre en réserve sans fonctions précises. En 1944, il fut nommé chef de mission pour les « Civil Affairs », chargé de la liaison avec l’armée américaine et de la supervision des milices de l’« Unio’n », un véritable proconsulat.

Robert Als était resté à Luxembourg en mai 1940. En tant qu’avocat général, il initia la politique de collaboration du Parquet et appela en octobre les juristes en rééducation à Metternich à rejoindre la VdB. Il se ravisa en décembre 40 et s’exposa à la vindicte de l’occupant. Nommé ministre de l’Intérieur en janvier 1945, il présentait le profil idéal pour procéder à l’épuration du pays.

Henri Koch était absent. Il avait été le premier à débarquer à Londres en juillet 1940. Il fut le dernier à retourner au pays, retenu en exil contre sa volonté. À Luxembourg, il mena une lutte sans merci contre le gouvernement et fut accusé, à tort, d’avoir fomenté un putsch.

Georges Govers et Pierre Biermann furent dans leurs domaines respectifs, le Barreau et l’enseignement, les premiers à s’opposer ouvertement aux mesures du Gauleiter. Ils furent assignés à la construction des autoroutes, puis envoyés dans les camps de concentration. Frantz Clément fut arrêté en juillet 1941 et mourut après un long calvaire à Dachau en mai 1942. Gust van Werveke et Evy Friedrich furent arrêtés le 10 mai 1940 comme membres d’une cellule imaginaire du Komintern au sein du Tageblatt et se retrouvèrent deux ans plus tard dans les premiers convois partant vers les camps de relégation en Silésie, suivis par Paul Elvinger.

Le plus joyeux, le plus insolent des anciens, le prince des poètes Pol Michels avait eu peur, très peur et avait tout accepté, tout renié, revêtu l’uniforme jaune, s’enivrant au Palais Grand-ducal transformé en « Künstlerkneipe » en compagnie de l’écrivain Norbert Jacques. L’ancien bolchevik Nicolas Konert rallia le traître Doriot et travailla pour la presse allemande de Paris. Le Dr. Demuth qui avait désarmé les soldats prussiens à Munich se passionna pour les questions d’hygiène sociale, d’eugénisme et d’euthanasie et participa aux rafles de prostituées. Et Toto Mergen, le benjamin de l’Assoss, commença sa carrière académique à l’« Institut für Erb- und Rassenbiologie » d’Innsbruck avec une thèse sur la criminalité des malades mentaux et une enquête sur la criminalité biologique des populations semi-nomades du Tyrol et du Vorarlberg.3

Comment faire le tri et rassembler les débris de l’ancienne Assoss ? Il fallait repartir de zéro et donner la parole aux jeunes. La rentrée scolaire de septembre 1948 en fournit l’occasion. Au traditionnel marché aux livres dans la cour de l’Athénée, le « Clan des Jeunes » fit sa résurrection en distribuant une Voix des Jeunes de quatre pages et en invitant à un thé dansant au « Pôle Nord ». « Nous avons constaté avec satisfaction que la traditionnelle pépinière de l’Assoss a débrayé », nota le Tageblatt. « Le président Paul Schneider se révèle le chef de file prédestiné. »4 Le Clan édita une feuille ronéotypée consacrée essentiellement à la poésie produite par ses membres et recruta en un an 350 membres.

« Une association était devenue nécessaire car les jeunes ne pouvaient plus voir les injustices, les faux principes et les préjugés de leur temps sans réagir ».5 Le Clan des Jeunes offrait un lieu de convivialité échappant au contrôle de l’Église, organisait des conférences avec Paul Weber, Joseph-Emile Muller, Toto Mergen, Roger Noesen, Kurt Henius, Joseph Hanck, Lucien Koenig, et des thés dansants qui exercèrent « une attraction magnétique sur les deux sexes » et servirent à écouler les recueils de poésie.6 Les membres promettaient d’obéir aux dix commandements du Clan : « I. Ton Dieu adoreras comme tu voudras. II. De tes prédécesseurs tu auras l’esprit frondeur. III. Aux thés et aux conférences on comptera sur ta présence. IV. La quiétude des ennuyeux, avec plaisir, tu troubleras, partout et à loisir ... »7

Pol Robert Schneider (« Thomas Pfafflieb »), le chef de file prédestiné, était un garçon intéressé à tout, littérature, peinture, histoire, politique. En 1949 il reçut le 3e prix du concours littéraire de la « Ligue Ons Jongen » et il fréquentait les ateliers des peintres. Plutôt petit, rond et vif, il aimait à jouer au football, plus tard à la pétanque, et était apprécié pour ses boutades dans les bistrots où il régnait en maître. Fils d’un chef de bureau de la Poste, il avait dans sa famille un ancien président de l’Assoss, Albert Raus. Il fut le gardien des traditions et d’une union des gauches qui n’existait nulle part sauf à l’Assoss. Il devint bibliothécaire à la Communauté du Charbon et de l’Acier (CECA).

Fernand Georges, son premier lieutenant, appartenait à une famille de bouchers de la Vieille Ville, les Koenig. Il avait la stature d’un athlète et aurait pu être boxeur ou coureur de cent mètres. Il préféra dépenser son énergie dans les associations et courir d’une réunion à l’autre, décrochant les postes stratégiques : rédacteur du journal de la « Ligue Ons Jongen », secrétaire à la propagande des Jeunesses Fédéralistes, secrétaire général des Jeunesses Socialistes, cinéphile et chef-scout. Avec l’installation de la CECA à Luxembourg, un secrétariat des partis socialistes fut créé. Georges devint ainsi fonctionnaire politique à part entière et le resta.

Claude Conter (« Lucrèce Nadot »), l’homme qui avait lu tous les livres et était capable de citer dans un seul article trente auteurs plus ou moins connus au Luxembourg, du marquis de Sade à Jean-Paul Sartre et au professeur Etiemble, voulait faire découvrir aux lecteurs luxembourgeois leur propre ignorance, ayant constaté « à une époque d’extrême désarroi (…) l’impossibilité de m’intégrer au mouvement littéraire luxembourgeois où n’importe quel amateur s’arroge le droit de juger de ce qui est écrit. »8 Il devint professeur, fut très effrayé par mai 1968 et se rangea peu à peu.

Gaston Holzmacher, l’homme aux mille pseudonymes (« Félix Fumiste », « Vin Vichy ». « Lignator », « G.M.J. Kosut », « Karl Gmontz »), le quatrième de la bande, était celui qui savait tout sur tout le monde et que personne ne prenait au sérieux. Grand lecteur de journaux, il était une gazette vivante et un chroniqueur spirituel, spécialiste du coq à l’âne, des jeux de mots et des plaisanteries sans conséquences, ce qu’il appelait l’esprit frondeur. Pour lui, tout n’était qu’un jeu.

Ils étaient nés en 1929 et habitaient Limpertsberg, Belair et Beggen et regroupèrent autour d’eux une bande de jeunes du même âge qui avaient atteint seize ans quand la guerre était finie, étaient trop jeunes pour avoir fait la guerre, trop vieux pour ne pas en avoir subi l’empreinte : Paul Cerf et Pierre Weyler, dont il sera question plus tard, Henri Entringer (« Claude Ringé »), auteur de poèmes et d’un « Essai sur les classes sociales », Paul Lentz, architecte, ancien aux Beaux-Arts et grand ordonnateur du Bal, Jacqueline Wester, étudiante en cinématographie, fille de Jim Wester, et, avec Andy Gehlen la seule figure féminine.

Cette nouvelle Assoss ne rêvait pas de révolution et avait perdu le goût des grandes fêtes. Il s’agissait de reconstruire le pays et de reconstruire l’Assoss, de se retrouver et de retrouver des repères. Ils fréquentaient les universités francophones, de préférence Bruxelles, Lausanne, Paris, Strasbourg, Montpellier et choisirent les disciplines littéraires, artistiques et la science politique plutôt que le droit ou les études d’ingénieur. Ils firent preuve d’une endurance exceptionnelle et restèrent à la tête de l’Assoss jusqu’à la fin des années 1950, donc plus de dix ans. La plupart s’engagèrent au parti socialiste, devinrent francs-maçons et trouvèrent un emploi dans les institutions européennes.

Depuis 1917, le parti catholique tenait les rênes du pays et avait peu à peu étendu son emprise sur tous les rouages de l’État. L’influence de la religion déclinait et la pratique dominicale était tombée en 1956 à 54 pour cent, ce qui signifiait qu’elle était devenue minoritaire dans le Centre et le Sud, parmi les jeunes et parmi les membres du sexe masculin. L’Église essayait de contrecarrer cette évolution fatale en se servant de sa mainmise sur l’école et sur la presse. Les années cinquante constituaient le moment de bascule entre, d’un côté, un clergé qui se raidissait et, d’un autre côté, une jeunesse étudiante de plus en plus rétive aux contraintes. Le choc était inévitable, l’anticléricalisme devenait une arme de légitime défense.9

Jean-Paul Raus, le cousin de Pol Robert Schneider, avait quatorze ans en 1951. Il se souvient qu’« au collège, à l’ombre de Notre-Dame de Luxembourg, notre prof de morale m’a retenu par le bras : – Je t’ai vu en ville avec Pol Robert Schneider, siffla-t-il. – Oui, monsieur, ça se peut. – Le président de l’Assoss ! – Mon cousin, Monsieur. – Temps d’arrêt. Congestion en vue. Puis : – Op esou e Koséng brauchs de awer net stolz ze sin. »10

À la fin des vacances, le directeur du Convict épiscopal envoyait des circulaires aux curés des paroisses, d’où venaient ses pensionnaires : « 1. Hat er [l’étudiant] Ew. Hochwürden zu Beginn und zum Schluss der Ferien im Pfarrhause besucht? 2. Hat er seine Sonntagspflicht erfüllt? 3. Wie oft empfing er die Heiligen Sakramente? 4. Hat er der Heiligen Messe an den Werktagen regelmäßig beigewohnt? 5. Beteiligte er sich an der Katholischen Aktion der Pfarrei? 6. Gab er in der Pfarrei ein gutes Beispiel? »11

En novembre 1951 un scandale éclata lors de la projection du film Die Sünderin avec Hildegard Knef dans le rôle principal. Après une lettre pastorale de l’Évêque et une campagne de presse du Luxemburger Wort les organisations catholiques manifestèrent devant le cinéma. « Der Bischof, die klerikale Presse, viele Gläubige möglicherweise auch sind der Ansicht, der Film Die Sünderin sei unsittlich; sehr viele andere, die den Film gesehen haben, behaupten, von Unsittlichkeit könne keine Rede sein. » La Voix estima que les uns avaient parfaitement le droit de ne pas aller voir le film, à condition qu’ils n’empêchent pas les autres de voir le film. L’Assoss fit appel aux journalistes Emile Marx, Nic. Molling, Evy Friedrich et Camille Linden pour rappeler l’enjeu de cette bataille et apporter la caution de tous les secteurs de la gauche.12

L’affaire autour du film Die Sünderin se termina par la défaite des milieux conservateurs. Les incidents devant le cinéma eurent pour effet d’attirer l’attention, de susciter l’esprit de contradiction et le désir de connaître. Il fallut improviser des séances supplémentaires dans un autre cinéma pour faire face à l’afflux du public. Et quand le Luxemburger Wort décida de sanctionner les propriétaires des salles de cinéma en cessant de publier leurs programmes et d’accepter leurs réclames, ceux-ci ripostèrent par l’envoi gratuit d’un dépliant à tous les ménages.13

L’Assoss tira la conclusion de cet épisode en créant un ciné-club qui proposait ses films dans des salles de cinéma de Luxembourg, Esch, Diekirch, Echternach, Dudelange les dimanches matins, à l’heure de la messe. Une provocation. L’Église mit en garde les parents et les éducateurs contre la dépravation morale qui pouvait résulter d’une telle fréquentation. Les soixante films présentés par l’Assoss entre 1952 et 1958 n’avaient pourtant rien de pornographique ou d’iconoclaste. Ils appartenaient à ce qu’on peut considérer aujourd’hui comme le patrimoine universel du cinéma, avec un poids particulier du film français et une ouverture envers le cinéma des pays de l’Est, n’excluant que les films de guerre américains et les « Heimatfilme » allemands.14

En décembre 1951 le Luxemburger Wort fit état d’un cas de sacrilège qui se serait produit lors du traditionnel défilé des étudiants bruxellois pour la Sainte Verhaegen, nommé ainsi d’après le fondateur de l’Université Libre de Bruxelles. L’Assoss se solidarisa avec les étudiants belges et s’inspira de l’anticléricalisme belge pour éditer un « bréviaire estudiantin » qui comprenait des chansons de salle de Garde connues comme « Les filles de Camaret », « En revenant de Nantes », « Le Père Dupanloup », la « Branbançonne des Putains » et des chansons du répertoire luxembourgeois comme « Zuang, du versoffent Schwein », « Feierrowend, Dir Hären ».15 Il faut rendre justice aux soixante-huitards qui furent des enfants de chœur par rapport aux assossards des années cinquante.

A côté de la censure et du cléricalisme, l’Europe était le sujet favori de l’Assoss. Cette question avait un certain intérêt pour les étudiants luxembourgeois obligés de demander l’hospitalité des universités étrangères et à faire preuve de capacité d’adaptation. En même temps l’ouverture des frontières pouvait être un moyen d’échapper au poids des traditions.

Henri Koch avait lancé en 1946 avec Alexandre Marc, un démocrate-chrétien proche du mouvement « Esprit », le « Mouvement Universel pour une Confédération Mondiale » qui plaidait pour un abandon de souveraineté de la part des États nationaux en faveur d’un parlement mondial. En septembre 1948, Koch réussit à organiser à Luxembourg un « congrès mondial pour un gouvernement fédéral du monde », avec comme orateur principal l’abbé Pierre, le célèbre curé des pauvres. L’abbé rendit hommage à Koch dont il rappela les visites au Pape et qu’il appela un « Wanderapostel der Weltstaatidee ».16 Koch ne profita pas de cette gloire soudaine. Des forces politiques plus importantes dictaient la marche à suivre et enfermèrent l’Europe dans un discours de valeurs et de racines ressuscitant la vieille idée d’un Occident chrétien opposé à un Orient barbare.

Dans un numéro spécial de la Voix de 1952, intitulé « Quo vadis Europa ? », Koch rappela l’objectif initial : « Unser Ziel ist die Schaffung einer Weltregierung. Nichts mehr, und auch nichts weniger. » Le jeune Holzmacher définit l’espace européen par opposition au bloc soviétique et avec un prolongement naturel en Afrique. Cette Europe devait se doter d‘une armée commune et d’une langue commune qui serait l’anglais. « Aber genügt dies? Ich habe eine gewisse Skepsis. Manche vertreten die Auffassung, es sei am besten, Europa würde zur amerikanischen Provinz. Sie vergleichen eben die Amerikaner mit den Römern, die den griechischen Wein verschnapsten! »17 Il fallait évidemment tenir compte du goût de la provocation cher à l’auteur!

Nous étions en pleine guerre froide et l’Assoss s’y engagea à reculons. Cette guerre était appelée froide dans la mesure où elle supposait une absence de guerre chaude mais aussi une glaciation de la vie politique, un état de siège permanent avec un ennemi intérieur désigné comme l’ennemi de toute la nation et avec pour arrière-fond la peur de la bombe atomique. Ce climat politique mettait mal à l’aise l’Assoss attachée à l’union des gauches, à la tolérance et à l’esprit des Lumières et plaisait beaucoup à la droite cléricale, experte en démonologie, chasses aux sorcières et croisades de tous genres.

Il fallut attendre l’année 1956 pour que l’Assoss soit confrontée pleinement avec les enjeux de la guerre froide. Staline était mort depuis trois ans et les premiers signes d’un dégel étaient perceptibles, quand éclata le soulèvement hongrois. Dans un numéro spécial de la Voix Paul Cerf laissa libre cours à son indignation : « Celui qui ne se dissocie pas à l’heure actuelle, sans équivoque aucune, de ses maîtres soviétiques, se met au banc de la Société. Serrer la main d’un communiste, équivaut à serrer la main d’un complice d’assassins, et ce complice ne vaut guère mieux que ces assassins eux-mêmes. (…) Pourquoi interdire leurs journaux, alors que plus personne ne lisait ces infectes ramassis d’ordures ? Pourquoi interdire le parti communiste, puisqu’à part un noyau d’irréductibles, il se désagrège à vue d’œil ? Pourquoi interdire les syndicats communistes, puisqu’ils ne se composent que d’une poignée d’agents provocateurs payés par Moscou ? »18

La colère de Paul Cerf était sans doute sincère, mais sa rhétorique risquait de l’entraîner dans les bras de la droite. Dans un article sur « La révolte des intellectuels », Jacques F. Poos condamna l’intervention soviétique, tout en ajoutant : « Nous dénions le droit de protester à ceux qui se sont tus – s’ils n’applaudissaient pas – lorsque les États-Unis ont étouffé dans le sang la liberté conquise par le Guatemala. » Pouvait-on oublier la guerre en Algérie, fermer les yeux devant l’expédition militaire franco-israélo-britannique en Égypte ? L’affaire hongroise fit une victime collatérale, le professeur Biermann, figure tutélaire de la lutte antifasciste, dont la maison fut attaquée et le cours boycotté.19

L’armée était restée d’abord à l’abri des critiques et la « Voix » était diffusée dans les casernes. En mai 1954 Paul Cerf se lança dans une polémique qui sonna la fin de cette union sacrée : « S’ils nous prennent pour des andouilles de 2e classe, il nous reste cependant encore assez de bon sens pour garder notre intégrité morale, en dépit de tous les caporaux illettrés et de leurs vexations humiliantes. » Cerf annonça que la Voix était prête à ouvrir ses colonnes à ceux qui lui signaleraient « des faits qui méritent d’être connus de tous. » Avec toutefois quelques restrictions : « Cela ne signifie nullement que nous nous complaisons à dénigrer systématiquement notre armée, ses chefs et ses institutions. [...] Après tout, il faut de la discipline dans une armée. » L’auteur en profita au passage pour faire l’éloge des soldats envoyés en Corée, « ces héros anonymes qui ont brillamment représenté notre petite patrie au sein de la gigantesque coalition des Nations-Unies. »20

Jacques F. Poos (« James Posaïev ») reprit le sujet en balayant les précautions oratoires de Cerf : « Toute armée est un mal ; pas même un mal nécessaire. Quoi ? Sommes-nous des sots ou des lâches pour être antimilitaristes ? Ne saurions-nous pas que notre patrie doit pouvoir se défendre contre une agression éventuelle et qu’il serait une lâcheté que d’abandonner cette défense à nos chers voisins et alliés ? [...] Soyons les premiers à jeter les armes, à mettre fin à la méfiance universelle : nous ne serons plus des sots et des lâches. » « Messieurs les curés, bourgeois et officiers, Messieurs les moralistes et joyeux guerriers, le jour viendra où vous devrez répondre de vos actes. Quand la jeunesse d’un pays devient militariste, alors tout est perdu. »21

Paul Cerf et Jacques F. Poos avaient étudié les sciences politiques, l’un à Lausanne, l’autre à Grenoble, et à six ans de distance. Cerf avait commencé comme journaliste du syndicat des cheminots, passa ensuite au Tageblatt pour arriver comme attaché de presse aux communautés européennes. Il considérait l’art d’écrire comme un combat, où il s’agissait de vaincre ou de mourir, mais il lui arrivait de traiter quelqu’un de voyou et de prendre sa défense le lendemain. Poos était un économiste amoureux de chiffres et d’analyses précises. Il se réclamait de la « Nouvelle Gauche » pro-européenne, neutraliste et autogestionnaire. Il fut d’abord attaché au ministère de l’Économie avant de devenir directeur du Tageblatt. Les trajectoires politiques de Cerf et de Poos se croisèrent ensuite. Poos devint un homme d’État et découvrit la raison d’État, pendant que Cerf se lança dans la recherche historique sur la persécution des juifs et s’engagea pour la réhabilitation des volontaires des Brigades Internationales.

Les membres de l’Assoss étaient rarement tous d’accord. La discussion était un besoin vital et parfois un jeu. Il y avait pourtant un sujet qui faisait l’unanimité, la question scolaire. L’Assoss n’oublia jamais qu’elle était née avec les luttes scolaires. Les ancêtres de 1912 se battaient pour l’émancipation de l’instituteur et la neutralité de l’école publique. La nouvelle génération réclamait l’égalité des chances dans l’accès aux études supérieures et découvrait le syndicalisme étudiant.

Ces idées n’étaient pas totalement nouvelles. Elles avaient été formulées par la Charte de Grenoble de l’Union Nationale des Étudiants de France de 1946 qui avait revendiqué pour les étudiants un statut de jeune travailleur intellectuel rompant avec l’apolitisme et le corporatisme d’antan. Il fallut attendre l’essor économique des années cinquante et l’arrivée de nouvelles masses d’étudiants d’origine modeste pour que l’exigence de démocratisation des études prenne corps.

L’assemblée générale du 28 décembre 1957 décida de demander un système d’allocations d’études fondé sur le principe que « l’étudiant a le droit d’être payé pour le travail qu’il fait » et de charger une commission d’élaborer une réforme de l’enseignement qui « devra tenir compte de nos principes de justice sociale ».22 Le nouveau président, Guy Linster, était fils d’instituteur. Son père était secrétaire de la Fédération Générale des Instituteurs reconstituée en 1951. Il avait fait partie avec son frère Roger des Jeunesses Musicales et du groupe de théâtre d’Eugène Heinen. Tous les deux choisirent le métier de professeur et assumèrent de lourdes responsabilités dans l’Éducation nationale.

Un projet de réforme en quinze points de l’Assoss fut achevé en un temps record grâce au renfort de personnalités venues du syndicalisme enseignant et de la société civile.23 Carlo Galowich, Henri Entringer, Roland Lacaf, Jos Linster, René Gregorius, Marcel Engel, Jean-Paul Pundel, Gust Maul entre autres. Les principales revendications (coéducation, gratuité, écoles moyennes, abolition de la collation des grades) furent réalisées dix ans plus tard par un ministre du parti chrétien-social, Jean Dupong.

En juin 1957, René Coty, le dernier président de la IVe République, rendit une visite officielle au Luxembourg. Parmi la foule des badauds criant « Vive la France » et « Vive Charlotte », un jeune homme de 19 ans sortit des rangs et fit entendre un puissant cri « Vive la République ». Aussitôt la police se précipita sur le perturbateur et l’arrêta. Le prévenu s’appelait Gaston Vogel (« Caliban ») et devait se présenter dans les jours suivants à l’examen de maturité. Il faillit en être exclu.

Le cri séditieux de Vogel servit d’exemple aux plus jeunes. Dans un « Manifeste » que la rédaction crut devoir publier en première page de la Voix « les jeunes » désignèrent Joffre, Foch et Clemenceau comme des assassins de métier, parlèrent des prêtres pédophiles et des bourgeois s’enfuyant en caleçon du bordel, appelèrent à jeter tous les salauds et les cons à l’Alzette, afin de mettre fin à une atmosphère de torpeur et d’hypocrisie. Dans un autre texte ils crachèrent sur la Religion, l’Armée et « la Famille « construite à la manière des lapinières » et s’en prirent à « la grande-duchesse et ses six enfants… » Ces jeunes gens révoltés ne pouvaient s’exprimer que par des manifestes. Leur anarchisme de bric et de broc annonçait que les temps étaient en train de changer à défaut de faire peur aux bourgeois ?24

L’assemblée générale de décembre 1958 fut houleuse. Ben Fayot conclut à une cassure entre jeunes et vieux et entre ceux qui veulent choquer le bourgeois et ceux qui veulent faire un travail sérieux, tous les jeunes n’étant pas nécessairement du même côté de la barricade. « On choque les bourgeois à l’Assoss depuis que cette vénérable association générale existe. On voit le résultat : aucun problème n’a été résolu. [...] Le problème numéro un de nos étudiants est social. » Âgé de 21 ans et issu d’une famille de cheminots et de typographes très engagés dans le syndicalisme, Fayot n’aimait pas ce milieu « d’intellectuels raseurs, hâbleurs, parleurs » et réclamait du sang nouveau en provenance des classes inférieures. « Je prévois des objections : les fils d’épiciers et d’ouvriers sont trop sérieux. Bien sûr, leurs parents qui ont fait d’immenses sacrifices pour leur permettre d’étudier, ne leur ont pas donné la désinvolture qui est celle des couches intellectuelles hantant les bistrots à bière Mousel [...] Nous voulons, Messieurs, du travail sérieux, et nous travaillerons pour faire de l’Assoss un instrument de lutte sociale, un instrument pour réaliser nos revendications estudiantines ».25

1 Voix, N°1/1945 : « Rapport de notre première assemblée générale ».

2 Voix, N°1/1945 : « Avant-propos ».

3 Josiane Weber: « Luxemburger Autoren während der NS-Besatzungszeit » In Centre National de la Littérature: Luxemburg und der Zweite Weltkrieg, 2020 ; Henri Wehenkel: « Notice Nicolas Konert », Dictionnaire biographique Maitron, Paris ; Marie-Paule Jungblut et Julien Sand: « Luxemburg und die Familie Kallikal. Geschichte der Eugenik », Lëtzebuerger Land, 13.11.2020 ; Alfred Bové: « Armand Mergen und die Eugenik » dans Mord und Totschlag, catalogue édité sous la dir. de Marie-Paule Jungblut par le Musée historique de la Ville de Luxembourg, 2009. 

4 Tageblatt, 17.9.1948 et 25.9.1945.

5 Voix, N°10/1951.

6 Tageblatt, 7.10.1948.

7 Voix, N° 10/1951.

8 Voix, N° 3/1955: « Lettre aux éditeurs » ; N° 8/1957: « Camus ».

9 André Heiderscheid: Aspects de la Sociologie religieuse du Diocèse de Luxembourg, tome II, Luxembourg : Éditions Saint-Paul, 1962 ; Georges Hellinghausen: « Die Luxemburger Kirche in den 50er Jahren » in Claude Wey, dir.: Le Luxembourg des années 50, Luxembourg : Musée d’histoire de la Ville de Luxembourg,1998.

10 Les Cahiers Luxembourgeois, 1/1994: Jean-Paul Raus: « Mon cousin Pol ».

11 Voix, mai 1955: « Der Fragebogen ».

12 Voix, N° 3/1951.

13 Voir Paul Lesch : Au nom de l’ordre public et des bonnes mœurs. Contrôle des cinémas et censure de films au Luxembourg 1895-2005, Luxembourg, CNA, 2005 et «Du rififi dans les salles. Manifestations, pancartes et boules puantes » dans Ons Stad, N° 87/2008.

14 Voix, N° 5-6/1957.

15 Voix, N° 12/1951. 

16 Tageblatt, 7 septembre1948.

17 Voix, N°7/1952 ; Voix, N°1.2/1952.

18 Voix, N°8/1956, Paul Cerf: « Les assassins sont parmi nous » ; Jacques F. Poos: « La Révolte des Intellectuels », Voir également le numéro spécial Voix N°7/1957.

19 Lëtzebuerger Land, 16 novembre 1956 et 2 octobre 1981.

20 Voix, 7/1954, Paul Cerf: « Quelques réflexions sur l’armée luxembourgeoise », suite d’articles commencée dans Voix 3/1954. 

21 Voix, 2/1955: « Pourquoi nous sommes antimilitaristes » ; Voix, 3-4/ 1957 : « Messieurs les militaristes » ; Voix N°1/1958, J.P.: « Armée – 58. L’antimilitarisme, un fait national ».

22 Voix, N°1/1958.

23 Voix, N°5/1958 : Annuaire 9, p. 385 et 388.

24 Voix, N° 4/1958: « Manifeste »; Voix N° 6-8/1958 : « Réponse aux gens bien » ; Voix, 3-5/1959 : « Pour
la république »; Voix, 6/1959: « Dis ton Non ».

25 Voix, N°1/1959: « La cassure ».

Henri Wehenkel
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