Bande dessinée

Hautement toxique

d'Lëtzebuerger Land du 24.03.2023

Sorti l’an dernier dans sa version originale anglaise sous le titre Ducks – Two Years in the Oil Sands, le nouvel album de Katie Beaton (Diantre ! Un manant, La Princesse et le poney, Le Roi bébé, Step Aside, Pops: A Hark! A Vagrant Collection…) n’a mis que quelques mois pour traverser l’Atlantique et arriver jusqu’à nous dans une version française. Si le titre originel est pour le moins informatif, son adaptation en français, Environnement toxique, est une grande trouvaille, bien qu’il soit avant tout parlant une fois l’album lu.

L’histoire est autobiographique. L’autrice, issue d’une famille de classe moyenne de l’extrême est canadien – la magnifique île de Cap-Breton de la très belle mais économiquement peu dotée Nouvelle-Écosse – vient d’obtenir une licence en sciences humaines. Diplôme d’anthropologie en poche elle sait que trouver un travail dans son domaine de prédilection ne sera pas chose facile. Comme, en plus, elle a un prêt étudiant monstrueux à rembourser, elle ne peut pas attendre pour trouver une solution. Et ne va pas faire un stage non-rémunéré, ni devenir prof comme le voudraient ses parents. Comme des générations de jeunes et moins jeunes de la Nouvelle-Écosse, elle décide de partir vers l’ouest – 5 000 kilomètres tout de même – pour travailler en tant qu’ouvrière dans les camps du nord de l’Alberta où on extrait le pétrole des sables bitumineux. À l’époque, en 2005, l’Alberta c’est l’« eldorado canadien », « l’endroit où aller pour trouver un bon boulot », enfin, du moins, « un bon salaire ». « Le pétrole rapporte plus que jamais. Il y a des milliers d’emplois. L’argent coule à flot » nous apprend l’album, « c’est le meilleur moyen, et le plus rapide, de se sortir du gouffre insurmontable d’un prêt étudiant », ajoute Kate Beaton qui a « hâte de (se) débarrasser de ce boulet ».

Fort McMurray, Fort McKay et tous ces gisements entre le Long Lake et le Lac Athabasca sont des endroits qui puent le pétrole, mais qui sentent bon l’argent. Elle y passera deux ans.

Comme des milliers d’autres ouvriers en provenance de toute la confédération canadienne, mais principalement des provinces de Nouvelle-Écosse et de Terre-Neuve, Kate va devoir affronter le froid, l’isolement, les rythmes infernaux de ces portes de l’enfer noir. Elle va surtout devoir faire face à un environnement presque exclusivement masculin – à 98 pour cent ! – où même si les relations entre collègues ne sont pas dénuées d’une certaine empathie, le sexisme est quotidien, omniprésent et ne s’arrête pas à l’une ou l’autre blague grivoise. Une région où chaque femme est regardée, observée, scrutée, dévisagée par une légion d’hommes en rut pour qui tout semble permis ou presque.

Kate passera deux ans dans cet environnement hautement toxique. Toxique pour les ressources naturelles bien sûr, mais on l’aura compris aussi pour les humains, et surtout pour les humaines. Elle quittera l’Alberta sans dettes, mais pas du tout indemne !

L’album est pertinent, mais loin d’être parfait, surtout au niveau graphique. Le dessin, en niveaux de gris, est on ne peut plus simple. Les décors sont rares tout au long des 440 pages de l’album, les personnages la plupart du temps représentés en plan poitrine ou plan taille, comme si la dessinatrice ne voulait ni trop travailler les détails, ni se compliquer la vie en dessinant les corps en entier.

La mise en scène pêche aussi au niveau de la découpe du récit. À plusieurs reprises, au détour d’une page, on a du mal à comprendre ce que lie la dernière case qu’on vient de lire et ce qui se trouve désormais sur la planche devant nos yeux. Ça saute, parfois, du coq à l’âne, avec des personnages qui apparaissent, disparaissent et réapparaissent bien plus tard, ce qui fait qu’on a du mal à remettre un nom dessus ou à se rappeler ce qui les lie à Kate.

Mais l’intérêt de cet Environnement toxique est clairement ailleurs. Dans ce récit dur et sans concession d’une insider dans ces camps de travail perdus dans l’immensité du nord canadien. Un lieu sans âme où des milliers de personnes – pour la plupart des hommes qui, souvent, n’ont pas fait beaucoup d’études – viennent se gâcher la santé, seules, en laissant bien souvent leurs familles chez elles, attirées par des salaires bien au-dessus de la normale. Des lieux où l’on ne se soucie pas des dégâts causés par l’exploitation de ce « mal noir » qu’est le pétrole, où l’on se fiche pas mal des quelques rares mais bien enracinées populations natives locales, où l’on ferme volontairement les yeux sur les accidents – pouvant souvent être mortels – et sur le machisme omniprésent, sur cette masculinité toxique qui, pour reprendre les termes de l’autrice, transforme en porcs des hommes qui seraient probablement des hommes très bien en dehors de cet univers hors du monde. Et c’est là où le titre en français tape au plus juste, avec son double sens.

L’album est long, dense, austère, dur, avec pas mal de défauts… il demande du lecteur une attention sans faille, voire une relecture, mais il n’en demeure pas moins un grand album de reportage dessiné.

Environnement toxique de Kate Beaton. Casterman

Pablo Chimienti
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