Lambersy, Werner: Journal par-dessus bord

Il y a peu de vérités

d'Lëtzebuerger Land vom 09.12.2004

Aujourd'hui, la poésie de Werner Lambersy se fait approche du réel, de cela qui hésite entre parole et silence, entre «tout» et «rien». Le texte condensé essayant de tout dire en un rien de mots nous fascine depuis les présocratiques. Et cette fascination perdure. En fait, l'évocation des réalités n'épuiseront jamais le réel, ni n'en pourront en rendre compte. Nous sommes condamnés au détour, à la périphrase, à la métaphore pour tourner autour du réel. Rétif au pluriel, le réel ne fait que se décupler. Il y a peu de vérités (la plus sûre étant celle de notre finitude) et pourtant que de détours, que de chemins de traverse, que de chemins vicinaux autour. Chez Werner Lambersy, l'aphorisme n'est pas un tour de langage, ni même une expression heureuse. Il est la forme contractée du dire et du penser. Toute l'expérience humaine du poète se love dans une phrase : «L'admiration des autres/est la forme la plus douce de la haine de soi» : toute l'expérience humaine est confinée dans quelques mots : «La musique/est ce qui reste du vent qui soufflait sur l'Eden.» Parfois, l'aphorisme se fait le substitut d'un cliché photographique. Remplaçant la photo, le poème se fait l'occasion d'une saisie instantanée du réel. Parfois, il faut s'empresser d'écrire un vers de peur que la réalité ne sombre dans l'oubli : «Cartable rouge/oublié dans la neige de la cour vide de l'école». Il ne s'agit pas seulement de la capture d'un moment évanescent. Très souvent, cette saisie s'accompagne de son pendant métaphorique ; il arrive même que le correspondant métaphorique fasse oublier la réalité comme dans cette vérité métaphorisée, érigée en métaphore visible comme : «À Paris/la Seine coule entre deux rives de vieux bouquins» ou encore : «Bibliothèque/mal rangée des hirondelles sur les fils du téléphone». L'aphorisme ouvre sur des contrées autres ; il donne sur un je-ne-sais-quoi d'étrange et de tout aussi beau : «Le poème/est une parenthèse qu'on ne peut plus refermer» parce que les images, comme chez Baudelaire, se répondent. Remarquons que ces contrées sont souvent de nature livresque ; elles ont trait au monde du texte, au monde perçu comme texte. Chez Lambersy, une image est toujours un palimpseste. Il y a, plus forte que l'association d'idées, l'association des images, des figures et des mots qui les disent : «Tirez/sur la pelote d'un mot, tout le dictionnaire suivra». Une poétique de l'association est à inventer. Quelles images poursuivons-nous ? Et ma réponse ne souhaite pas de réponse, surtout pas d'ordre psychanalytique. Surtout pas. Nous sommes promus à fréquenter l'inconnu : «L'artiste/suit un modèle qu'il ne connaît pas, même après». Et je me prends à penser à mon étudiante qui, ce matin, me demandait qui était le véritable modèle de Pygmalion. Ce glissement vers mon vécu, je m'y sens autorisé par le poète écrivant : «Lire/c'est quand l'autre est je». Ici, Lambersy pense à Rimbaud qu'il réécrit. Précisons que cette réécriture s'inscrit dans une entreprise plus ambitieuse : la refonte du réel, la redéfinition de ses données. La poésie ne peut être qu'une nouvelle lecture des choses et tant mieux si cette lecture est plaisante : «Ils ont inventé/le néfaste food et le téléphone insupportable» ou encore, plus inquiétante, cette scène où on voit le poète : «Vidant/la truite du poème dans le trou d'évier des pages». Scène que je lis comme expression de cette condamnation qui pèse sur les poètes : la lucidité, qui fait que Baudelaire voyait dans une charogne le sort de sa belle compagne et que Supervielle voyait dans le corps le squelette qui le soutient. Voici donc un recueil qui donne vue sur les sites du silence et qui réussit à rester plaisant, au sens qu'on donnait à l'adjectif au XVIIe siècle. 

Werner Lambersy: Journal par-dessus bord, Éditions Phi, collection Graphiti, 83 pages, 2004 ; ISBN : 2-87962-181-X.

 

Jalel El Gharbi
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