Alex Bodry sort une « Diddelenger Biografie » sur son grand-père, le député-maire Jean Fohrmann. En 2018, Cornel Meder publiait, lui, un roman à clef évoquant le LSAP de Differdange. À la veille des communales, ces deux livres permettent d’appréhender la montée et la chute du socialisme municipal

« Superfief »

Buste de Jean Fohrmann dans l’Hôtel de Ville de Dudelange
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 19.05.2023
Les deux cousins Alex Bodry et André Bigelbach viennent de publier un livre sur Jean Fohrmann, leur grand-père maternel. L’ouvrage de 142 pages raconte la vie de l’ancien député-maire (ou maire-député) de Dudelange. Il retrace l’aube du socialisme municipal, au moment même où celui-ci paraît crépusculaire. Car les bastions rouges du Sud sont quasiment tous tombés : Pétange en 1999, Differdange en 2002, Bettembourg en 2011, Esch-sur-Alzette et Schifflange en 2017, Kayl en 2022. Seulement à Dudelange, qualifié de « super-fief » par Fernand Fehlen dans une étude du Centre de Recherche Public publiée en 1994, la majorité absolue tient toujours, quoiqu’à un fil. « Als eenzeg Gemeng am Land huet Diddeleng zënter hier [1945] ëmmer sozialistesch Majoritéiten am Gemengerot kannt », se félicitent Bigelbach et Bodry. La section locale y compterait toujours quelque 500 membres, estime Alex Bodry face au Land, ce qui correspondrait à environ « dix pour cent du total national ».

Le livre reproduit sur une cinquantaine de pages les « Lebenserinnerungen von JF », des mémoires rédigés par Jean Fohrmann peu avant sa mort en 1973. Le bonze du parti y revient sur ses années de formation et ses batailles passées. Le document n’est pas inédit. En 2013, l’historien Henri Wehenkel en faisait déjà le résumé et la critique dans le premier des cinq volumes de Le Siècle du Tageblatt. Il y présente Fohrmann comme « Pratiker des Alltagbetriebs » et « bodenständiger Politiker ». « Ein vorbildlicher Parteisoldat » qui aurait patiemment gravi les échelons de carrière : secrétaire syndical, gérant de coopérative, jeune député, notable local, directeur du Tageblatt, chef de fraction. En 1994, Ben Fayot le présente comme « le représentant type de la nouvelle élite politique et syndicale issue du monde ouvrier après la Première Guerre mondiale ».

La force historique du LSAP a longtemps été son ancrage communal. En 2005, le parti occupait un tiers des mandats dans les Proporzgemengen. Cette part n’était plus que d’un quart aux dernières élections. Le CSV a remplacé le LSAP comme parti dominant. Aux communales de juin, les socialistes ne présenteront que 39 listes, moins que le CSV (45) et le DP (47). Le LSAP n’a réussi à monter des listes dans aucune des dix communes nouvellement passées au scrutin proportionnel. Le parti disparaît même des bulletins de vote à Junglinster et à Mersch, où le parti figurait encore en 2017.

Pour les socialistes, les mairies ont été un lieu d’acculturation politique. Ils s’y familiarisaient avec les technicités budgétaires et administratives, très éloignées de tout idéalisme révolutionnaire. (L’ancien maire socialiste d’Esch, Hubert Clément, publie ainsi en 1955 un Manuel du conseiller communal.) Le pouvoir communal permet également d’établir des réseaux clientélistes, de faire des faveurs et de placer les fidèles. Alex Bodry se rappelle face au Land que la politique de recrutement à Dudelange se décidait jusque dans les années 1990 au sein de la « grande fraction » rassemblant les conseillers communaux, les membres du comité de section et des commissions. Dans les fiefs rouges, de nouvelles dynasties politiques se créent. Le cas de Jean Fohrmann en livre une illustration : sa fille, Marthe Bigelbach-Fohrmann, est élue à la Chambre en 1974, son petit-fils, Alex Bodry, devient député en 1984. « Heifir verantwortlech war zu engem gudden Deel déi grouss Popularitéit vum Jängi Fohrmann », écrit Bodry. Les épouses de deux anciens bourgmestres siègent aujourd’hui au conseil communal : Martine Bodry-Kohn et Josiane Di Bartolomeo-Ries. L’implantation locale est un facteur primordial. Elle apparaît dès la deuxième phrase des mémoires de Jean Fohrmann : « Die Familile Fohrmann [müsste] eine der ältesten, vielleicht sogar die älteste Familie in Düdelingen sein. »

Dudelange avait été la ville d’Émile Mayrisch, au paternalisme plus ou moins autoritaire. Le lecteur contemporain est frappé par les violences qui accompagnaient la prise de la mairie en 1928. La campagne électorale donne lieu à des « heftige Prügeleien bei der es auf beiden Seiten Verletzte gab », la droite ayant envoyé des « Schlägertruppen » devant la Maison du peuple, écrit Fohrmann. En rentrant chez lui, le leader syndicaliste Nic Biever se fait même attaquer par quatre hommes munis de gourdins. Fohrmann s’est politisé au lendemain de la Grande Guerre, à une époque survoltée, « dévorant » les ouvrages de Karl Marx et Karl Kautsky comme si c’était du Karl May. La défaite cuisante de la grève de 1921 agit comme un choc. Le mouvement ouvrier est techniquement KO, ses militants blacklistés.

S’inspirant de la Belgique, le Parti ouvrier opère un repli stratégique. Il part à la conquête des conseils communaux, espérant construire un contre-pouvoir local. Cette ambition s’inscrit jusque dans le tissu urbain. Ses traces restent visibles jusqu’à nos jours : Casinos syndicaux, jardins collectifs, mairies édifiées à la gloire des héros du travail. Le pays compte une soixantaine de coopératives d’achat dans les années 1920. Naît ainsi une contre-culture à la société bourgeoise. Bien qu’issu d’une famille qu’il décrit comme « streng katholisch, aber nicht bigott », Fohrmann refuse de se marier à l’église ou d’y faire baptiser ses filles jumelles. Il préfère organise une grande cérémonie civile dans la Maison du peuple pour accueillir les nouvelles-nées dans le Freidenkerbund.

En 1925, il est envoyé par son mentor Nic Biever à Uccle suivre des cours à l’École ouvrière supérieure belge : « Der Lehrplan war sehr abwechslungsreich und umfasste u.a. Fächer wie Wirtschaftslehre, Geschichte, Geschichte der Arbeiterbewegung, Literatur, allgemeines Recht und Sozialrecht und Psychologie ». À son retour, il ne retrouve plus de travail à l’Arbed, et est embauché par le syndicat. « Aus einem Provisorium sollte ein Definitivum werden ». Il a tout juste 22 ans. Lorsqu’il entre à la Chambre, il en a trente.

Un siècle plus tard, la garde montante du LSAP est davantage liée aux ministères socialistes qu’aux syndicats. L’ancien Vice-Premier ministre socialiste Dan Kersch aura ainsi eu la prescience d’embaucher pas moins de trois futurs Spëtzekandidaten : ceux d’Esch (Steve Faltz) et de Differdange (Thierry Wagner) aux Sports, celui de Bettembourg (Marco Estanqueiro) au Travail. (Ce dernier a depuis rejoint l’Autorité de la Concurrence.) La tête de liste en Ville, Maxime Miltgen, vient d’intégrer le cabinet ministériel de Taina Bofferding à l’Intérieur ; son colistier Sascha Dahm est responsable de la communication au ministère de l’Égalité. Manuel Tonnar a été promu à la direction de Lux-Development par Franz Fayot. Il figure sur la liste des Stater Sozialisten, aux côtés de Luc Decker, nommé « chef de cabinet adjoint » du ministre de l’Économie. Quant à Laura Valli, « attachée personnelle » de la ministre de la Santé, elle se présente à Esch.

Les pages les plus palpitantes de Lebenserinnerungen sont probablement celles dédiées aux années trente. Fohrmann y relate des faits d’armes plus ou moins rocambolesques. En 1937, il est chargé de mener campagne contre le « Maulkuerfgesetz » dans l’Ösling. L’accueil n’est pas toujours cordial : « Einmal gingen einige Männer mit Stühlen auf uns los, ein andermal versuchte man unser Auto, auf dessen Dach Lautsprecher montiert waren, umzukippen ». Les années sont marquées par la lutte antifasciste. Avec ses camarades, il insère ainsi des tracts antinazis dans des bouteilles, les ferme d’une capsule rouge, puis les jette par centaines dans la Moselle, espérant qu’elles seront repêchées de l’autre côté. Fohrmann relate également comment les services français lui ont transmis des caisses d’explosifs, destinés à faire sauter les ponts et nœuds de communication en cas d’invasion. (Hâtivement caché dans la cave de la Maison du peuple, ce stock sera plus tard découvert par la Gestapo.)

Malgré son exposition, Jean Fohrmann sera un des seuls responsables syndicaux à avoir vécu l’Occupation au Luxembourg. Il reviendrait au pays pour sauver « nos coopératives et nos maisons syndicales », écrit-il à Antoine Krier avant de passer la ligne de démarcation en juillet 1940. Bodry et Bigelbach pensent que le retour à Dudelange serait surtout motivé par des raisons familiales : « Auf Bitten seiner Frau, die ihren schwerkranken Vater zurücklassen musste, entschied er – trotz des Risikos von den Besatzern verhaftet zu werden – heimzukehren ». Interrogés à plusieurs reprises par la Gestapo, Fohrmann et sa famille sont « umgesiedelt » en septembre 1942. En juillet 1944, le syndicaliste est interné dans le camp de concentration Groß-Rosen. Lorsqu’il retourne à Dudelange en mai 1945, il a perdu trente kilos. (Le livre reproduit des extraits d’un Tatsachenbericht sur l’univers concentrationnaire que Fohrmann a rédigé la même année.)

En octobre 1945, les socialistes obtiennent la majorité absolue à Dudelange. Le « KZler » Fohrmann se place premier et devient maire de sa ville natale. Il occupera le poste vingt ans durant, jusqu’en 1965. Ses deux petits-enfants se rappellent « e joviale Politiker » qu’on pouvait rencontrer presque tous les jours dans les « Stammwiertschaften » et qui, plus jeune, écrivait et montait des comédies. Dans les années 1950, Fohrmann cumule les fonctions de maire de Dudelange, chef de la fraction socialiste au Parlement et directeur du Tageblatt, « eng permanent Stresssituatioun », estiment Bodry et Bigelbach. En 1965, Fohrmann est nommé à la CECA, « d’Kréinung vu senger Karriär ». Or, malgré ses « absolut Topresultater » lors des scrutins d’après-guerre, Fohrmann n’entrera pas au gouvernement. C’est son « mentor », Nic Biever, qui devient ministre du Travail en 1951, « obwuel de Jängi Fohrmann mat iwwwer 29 000 Stëmmen Éischtgewielten am Süden war », notent ses deux petits-enfants, sans élucider vraiment les mécanismes de cette concurrence entre camarades. Les mémoires de Fohrmann renseignent finalement peu sur les dissensions internes au sein du parti.

Pour un aperçu désabusé de la vie politique au sein d’un bastion rouge, on peut lire Steinberg – Erinnerungen de Cornel Meder. Ce roman à clef mi-satirique, mi-autobiographique est paru en 2018, quelques mois avant la mort de son auteur, qui avait été conseiller communal puis échevin socialiste à Differdange entre 1981 et 2002. À partir de la commune fictionnelle « Mittelkorn », il retrace en quelques pages le déclin et la chute d’une « kommunale Dominanz », exercée « mit einer verblüffenden Selbstverständlichkeit und Selbstsicherheit ». Les « Gemeindeväter » se seraient vus comme des « waschechte Arbeitnehmervertreter, […] solide Realisten mit einem ‚Faible’ für gesunde Popularität ». Sous la plume de Meder, on reconnaît aisément les traits de Nicolas Eickmann, maire de Differdange entre 1979 et 1993 : « Für mich waren seine Statur, sein autodidaktischer Werdegang, seine Präsenz, seine Nüchternheit, sein Durchsetzungsvermögen… großartige Trümpfe, die so lange stachen und bestachen, wie er selbst an seine Leistungsfähigkeit glaubte ».

Les premières fissures dans l’hégémonie socialiste apparaissent suite à des querelles internes. Elles sont le résultat de rancunes personnelles et de structures sclérosées. « L’échevin Filipetti » (c’est-à-dire Arthur Goffinet) obtient le meilleur score aux communales de 1987 et réclame le siège de maire, que le LSAP lui refuse. Frustré, il rejoint l’ADR, puis le CSV. Aux communales de 1993, il réunit de nouveau le plus de voix personnelles. Le LSAP perd sa majorité absolue, mais réussit à se maintenir au pouvoir : « Die Truppe, die einen Psycho-Sieg davongetragen hatte, [übte] sich gewissermaßen wie ein antiker Chor in der eigenen Verblendung, das heißt, die ihre ‚Herrschaft’ fortsetzte, ohne zu spüren, dass sie in ihre letzte friedliche Amtsperiode eingestiegen waren ».

La chute est connue : L’horloger Marcel Meisch et son fils Claude réussissent leur « putsch » libéral en 2001. Treize ans après, le feuilleton entre dans une nouvelle saison. La dynastie Meisch est évincée par l’homo novus Roberto Traversini qui finira, lui, par trébucher sur ses affaires immobilières.
Les référents idéologiques ont sauté, les résultats électoraux font du yoyo. Le score du DP de Claude Meisch explose à 42 pour cent en 2005, les Verts de Roberto Traversini atteignent 36 pour cent en 2017. Analyser ces résultats des communales à travers les prismes politologiques, c’est un peu comme essayer de clouer du pudding sur une mer. Le vote est largement déterminé par les adhésions changeantes à des figures « charismatiques », plutôt qu’à des partis politiques. En se dotant d’une base locale, les maires s’assurent une marge d’autonomie vis-à-vis de leur parti.

Face au Land, l’historien et ancien député socialiste, Ben Fayot, y voit une tendance de fond. Il s’étonne de la « naïveté » de la presse vis-à-vis d’un système électoral qui affaiblirait fortement l’influence des partis politiques. Les partis seraient en réalité souvent « négligeables », « des façades » : « Desto manner parteihöreg, desto méi Stëmmen ». Alex Bodry voit au contraire dans le panachage un gage de renouvellement. Que le LSAP ait réussi à maintenir sa majorité absolue à Dudelange serait dû au « bon réservoir de talents » : « Quand les gens étaient fatigués de leur maire, ils trouvaient des alternatives sur la liste du LSAP ». (Aux élections de 81, le maire sortant Nicolas Birtz se fait ainsi éclipser par Louis Rech, qui finit à son tour évincé par Mars Di Bartolomeo en 93.) Or, s’il était nommé au prochain gouvernement, le député-maire Dan Biancalana laissera un vide à Dudelange, où la question d’une éventuelle succession reste non-résolue.

En 1994, Fernand Fehlen note que « la principale discrimination se fait entre les communes ‘ouvrières’ votant POSL et les 84 autres communes. » Un constat à première vue étonnant, car en déphasage avec les mutations socio-économiques provoquées par la désindustrialisation. L’institut de statistiques rappelle que « le comportement d’aujourd’hui est davantage ‘déterminé’ par des situations d’hier que par celles d’aujourd’hui » : « Est-ce que d’autres électeurs qui ne sont ni agriculteurs, ni sidérurgistes ont voté comme ceux-là parce que leur père était paysan ou ouvrier à l’Arbed, ou simplement parce que l’insertion dans un milieu social dominant les a influencés ? » Cette discordance des temps n’aura finalement que retardé l’érosion du socialisme municipal d’une décennie ou deux, mais sans l’arrêter. C’est au début du XXIe siècle que les bastions rouges ont été conquis par le CSV (aidés par les Verts). Une défaite qui a également eu des causes internes. « Dans plusieurs villes, le LSAP semble simplement avoir oublié de faire monter une jeune garde », note le Land en 2011. En 2023, une reconquête par la nouvelle garde semble improbable. Le LSAP d’Esch ne cache pas qu’il acceptera une « grande coalition » avec le CSV, quitte à être relégué au rang de junior partner. À Bettembourg, la section socialiste a rebaptisé son traditionnel meeting préélectoral en « Lëtzebuerger Owend ». Elle surjoue la fibre nationaliste, et propose du « traditionnelle Lëtzebuerger Kascht », sous forme de « Lëtzebuergesch Assiette » et de « Judd mat Gaardebounen a gebotschte Gromperen ».

Bernard Thomas
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