Chronique de l’Assoss : 1965

Le temps de l’action

d'Lëtzebuerger Land du 16.07.2021

Le temps était venu de passer à l’action. Assez de paroles. Il fallait maintenant changer le monde. Une véritable frénésie s’empara des militants de l’Assoss en ce début de l’année 1965.

Dans la nuit du vendredi 12 au samedi 13 février 1965, les murs des casernes du Grand-Duché se couvrirent de petites vignettes multicolores appelées papillons. Elles portaient les inscriptions suivantes : « Zwanzéch Joer Arméi – Zech Milliarden fir d’Kéi », « Keng Milliounen fir Kanounen », « Huelt ons d’Arméi vum Pelz, schéckt d’Offizéier op d’Schmelz ». Devant l’entrée des casernes des affiches avec la gueule du militaire dessiné par Leo Reuter demandaient « Hu mir dat néideg ? ». On trouva des vignettes sur les devantures des magasins, dans les rues des quartiers périphériques, dans les compartiments des trains, dans les usines de Differdange, Dudelange, Esch, dans la Cité internationale universitaire de Paris, dans les bistrots de Liège et sur la guérite du soldat en garde devant le Palais grand-ducal.

L’armée avait tant de fois répété le jour J, quand l’ennemi apparaîtrait derrière les collines, et maintenant l’ennemi s’était introduit dans les casernes et personne ne s’en était aperçu. Les téléscripteurs du service de contre-espionnage étaient restés muets. Le service de renseignement n’avait rien remarqué dans les échanges téléphoniques. La surprise fut totale. Vers la fin de la matinée du samedi, l’état-major se manifesta. Les casernes étaient consignées, les permissions supprimées, tout rassemblement de plus de cinq soldats était interdit. « Des événements graves étaient à craindre. »

On interrogea les suspects habituels. On fouilla les armoires, les musettes, les poches, les porte-monnaie. On voulut connaître les opinions politiques, les fréquentations, les alibis. On chercha le comité d’action secret qui avait planifié l’action. Rien. En désespoir de cause on sanctionna les suspects. Jacques Steiwer, le président de l’Assoss, passa de l’état-major à la garde grand-ducale, un autre à la 8e division américaine. Le mardi suivant, nouvelle alerte. Une vingtaine d’exemplaires du journal communiste étaient arrivés sous pli fermé. Les destinataires furent convoqués. Sans résultat.

L’armée avait subi une défaite, mais la guerre n’était pas terminée. « Des papillons multicolores sont apparus au mois de février. Ils se posaient un peu partout, imprévisibles, marquant l’endroit, les alentours. Ils ont ramené le sourire sur les visages de nos jeunes, réchauffé le cœur de nos vieux. Une chasse sourde et criminelle s’est organisée. […] Mais les papillons reparaîtront avec le printemps, plus nombreux, mieux armés. 1»

La Voix tira le bilan de la Nuit des Papillons : « Que ce fût illégal et contre tout règlement de discipline militaire, soit. Mais là où depuis des années les méthodes dites légales et démocratiques échouent lamentablement à réaliser le désir évident du peuple, là où une caste d’inféodés au pouvoir se croient en droit de mener le commun bétail par le bout du nez, là aussi s’arrêtent les devoirs du citoyen. Des lois non respectables ne seront pas respectées. […] Mais sachez ceci : vous avez fait des martyrs. Et vous en payerez la rançon. Vous avez frappé la jeunesse, mais de votre brutalité son enthousiasme triomphera. […] Éclaireurs en avant ! Votre voie est minée ! 2» C’était beau.

En mars 1965, c’est à la Cité internationale universitaire de Paris que les papillons réapparurent. Depuis un an, le Comité des résidents du pavillon belgo-luxembourgeois avait essayé de discuter d’une série de revendications portant sur les droits de visite, l’aménagement d’une salle de réunion, le montant des loyers. Le directeur, Jean Brauns, un ancien chef-scout belge aux idées paternalistes et vaguement pétainistes, se montra intraitable. Le 19 mars, il signala à la police « un chahut général ponctué de bombes fumigènes, de pétards et même de feux de Bengale », et porta plainte pour tapage nocturne et déprédations. Le 20 mars, trois étudiants, deux Luxembourgeois et un Belge, furent expulsés, mais ils refusèrent de quitter les lieux. Une cinquantaine de policiers dut se frayer le chemin à travers un cordon d’étudiants qui défendaient leur pavillon. Dans la nuit du 21 au 22 mars, un nouveau chahut éclata. Un troisième étudiant luxembourgeois fut expulsé, suivi bientôt par cinq autres. Le 24 mars, le journal Paris-Presse annonça qu’une véritable bombe incendiaire, une « machine infernale faite de soufre et d’ouate », avait été découverte. Les étudiants expulsés trouvèrent refuge dans d’autres pavillons et le 25 mars une manifestation se déroula à l’appel de l’association internationale de tous les résidents de la Cité universitaire3.

Deux historiens belges ont retracé ce conflit sur la base des documents de la Fondation Biermans-Lapôtre qui gérait le pavillon belgo-luxembourgeois. Ils ont mis à jour un véritable système d’espionnage des pensionnaires et une collusion entre autorités luxembourgeoises et belges. Dès le 17 mars, deux jours avant le déclenchement du conflit, Brauns avait désigné les coupables dans une lettre à l’ambassadeur du Luxembourg, le premier se comporterait comme « un commissaire politique en URSS », le second serait un « propagandiste communiste qui pousse ses camarades à l’anarchie », le troisième soutiendrait « tout ce qui est contre l’autorité et la discipline », le quatrième tirerait « les ficelles de la plupart des activités subversives perpétrées par les Luxembourgeois », le cinquième manifesterait « activement et publiquement des idées cryptocommunistes ». Tout écart de conduite était taxé de communisme et les pétards achetés au rayon des farces et attrapes devenaient des machines infernales4.

Le directeur trouva une oreille complaisante auprès du représentant du Luxembourg à Paris, Luc Hommel, qui l’aidait à compléter son fichier et se concertait avec les « étudiants studieux », à qui il conseillait de casser la gueule aux « éléments subversifs ». De nouveaux incidents éclatèrent en juin lors de la fête de la Cité universitaire. Le directeur ne céda pas. Seul maître à bord, il avait tous les droits, celui de sélectionner les résidents et celui de les expulser, celui d’édicter des règlements et celui d’en surveiller l’application. Les résidents n’avaient aucun droit et seulement des devoirs, devoir de gratitude et devoir d’obéissance aux règlements et aux autorités. À la Biermans, le vieux monde était encore debout5.

Le 18 mai 1965, une conférence eut lieu à Luxembourg au Foyer européen, l’ancien casino bourgeois. Elle portait sur le « Vietnam et la guerre subversive contre le monde libre ». La conférencière, Suzanne Labin, était une spécialiste de renommée mondiale, qui avait participé à toutes les campagnes contre le communisme, depuis le Congrès pour la liberté de la culture jusqu’à la création de la « World Anticommunist Liga ». La présence d’une telle personnalité avait attiré le beau monde. Elle était une cible de choix pour l’Assoss.

La contre-manifestation avait été improvisée. Elle attira entre soixante et cent personnes, dont un renfort non négligeable de communistes. Une partie des manifestants s’étaient introduits dans la salle pour harceler la conférencière de questions, les autres étaient restés devant l’entrée avec des pancartes contre la guerre menée au Vietnam, les bombes au napalm, l’intervention américaine à Saint-Domingue et la ségrégation raciale aux États-Unis. Le but était de prendre à contre-pied une opinion publique encore largement acquise aux thèses américaines. La manifestation fit scandale et suscita l’indignation d’une partie de la presse, qui reprocha à l’Assoss son ingratitude envers ceux qui avaient libéré le pays en 1944.

Un incident donna à la manifestation un sens inattendu. Quand le député chrétien-social Georges Margue se présenta à l’entrée, Marius de Sterio, le président du Clan des jeunes, le salua cérémonieusement par « Bonjour, Monsieur le Wecker Rabbelt », faisant allusion au journal antisémite qu’avait édité Margue dans les années trente. Pour toute réponse, le jeune homme reçut une gifle magistrale. Aussitôt, l’avocat Gaston Vogel déposa plainte pour coups et blessures en prenant à témoins gendarmes et passants. François Frisch consola le jeune impertinent : « Maintenant, tu as senti la main du fascisme. »

Des questions se posaient après ces bagarres. À quoi avait servi toute cette agitation ? Qu’est-ce qui avait pris ces jeunes ? Qui leur avait enseigné ces manières désobligeantes ? D’où tiraient-ils l’énergie pour affronter le chœur des bien-pensants et jouer au chat et à la souris avec les puissants ? Étaient-ils devenus communistes pour de bon ? Fallait-il prendre au sérieux le tapage de quelques adolescents attardés ? Et fallait-il écouter les cris d’orfraie des curés convertis au journalisme de combat, qui découvraient des sacrilèges à chaque occasion ?

Il y avait Ernest Erpelding, toujours lui, qui avait parlé dans la Voix du livre d’Ernesto Che Guevara sur la guerre de guérilla et y avait trouvé les lois de la guerre asymétrique qui permet à un peuple de vaincre une armée. Il termina ainsi : « Patria o muerte, venceremos ! ». Il exagérait un peu6. Il y avait aussi les réminiscences de la lutte qui avait opposé vingt ans plus tôt les résistants aux fascistes avec le retour des anciens mots et la volonté d’être à la hauteur des héros d’autrefois.

Fin mai 1965, le major Gaston Wormeringer, connu pour sa rébellion dix ans plus tôt contre l’ancien chef d’état-major, le colonel Albrecht, fit le tour des casernes pour administrer aux soldats un cours d’« éducation civique » consacré à la menace subversive. Il fit circuler le journal communiste avec la photo des protestataires devant le Foyer européen – « une bande de salauds, d’idiots, de fils à papa, de professeurs alcooliques et d’étudiants ratés » – et cita en exemple le député clérical qui avait frappé l’un des manifestants. Il se dit fier des paras belges qui avaient sauté sur Stanleyville et accusa l’Assoss d’avoir voulu voler des documents secrets de l’Otan7.

Le major ne se contenta pas de haranguer les soldats dans les casernes. Il réussit à convaincre deux responsables de la Jeunesse socialiste et un rédacteur du Letzeburger Journal de se désolidariser de l’Assoss et des autres mouvements de jeunesse. À la Chambre des députés, Marcel Fischbach, le ministre de la Force armée, défendit le major, dont l’intervention aurait été demandée par l’OTAN et cautionnée par le chef d’état-major. L’affaire prit des dimensions internationales à cause des accusations lancées par Wormeringer contre l’ambassade soviétique et à cause de l’appui qu’il reçut du journal Die Bundeswehr, qui déclara la sécurité de l’Allemagne menacée. Le Luxemburger Wort et le Tageblatt, pour une fois unis, désavouèrent les agissements du militaire-politicien. Quand on se rendit compte que l’enregistrement de son discours dans les casernes présenté par l’officier à la commission d’enquête avait été trafiqué, le gouvernement dut faire marche-arrière. Le major Wormeringer fut muté au quartier général de l’Otan de Fontainebleau, où il s’occupa désormais des pipelines8.

Le 13 juillet 1965, le comité directeur du Parti socialiste se réunit pour se pencher sur l’attitude à prendre à l’égard du communisme. Il y fut fait état de la fusion envisagée entre les syndicats LAV et FLA, proches du LSAP respectivement du KPL, des prises de position du nouveau directeur du Tageblatt, Jacques F. Poos, et du noyautage des mouvements d’étudiants par les communistes. Le rapport rédigé par Fernand Georges nota : « Le comité estime qu’il serait hautement désirable que notre parti reprenne en main les mouvements d’étudiants, en particulier l’Assoss. Une présence plus active s’impose à cet égard, surtout lors des assemblées générales.9 »

Convoquée pour le 30 octobre 1965, l’assemblée générale de l’Assoss s’annonçait houleuse. La presse nota une affluence exceptionnelle, entre 110 et 120 personnes. Au moins 24 membres prirent la parole, seize anciens, huit jeunes. C’est Robert Krieps qui ouvrit les débats. Élu député à quarante ans, il n’appartenait ni à l’aile gauche ni à l’aile droite du Parti socialiste. Il reprocha aux membres du comité d’avoir été maladroits, sans aucun sens de la diplomatie, de s’être conduits comme des gamins et de n’avoir pas pris contact avec les hommes politiques. Il condamna la forme des actions, mais se disait plutôt d’accord pour ce qui était du fond. Après Krieps, ce fut le tour de Fernand Georges, vice-président du Parti socialiste et leader de l’aile droite, de passer à l’attaque, suivi par Pierre Weyler, Jean-Pierre Hamilius et Roland Lacaf. Ils reprochèrent au comité de l’Assoss de critiquer la politique des États Unis au lieu de prendre position contre toutes les violations des droits de l’Homme dans le monde. L’attaque déclencha une contre-attaque. Finalement on proposa de s’engager dans la réforme de l’enseignement projetée par le gouvernement en mettant à l’ordre du jour la question de la laïcité, de préparer la célébration du 30e anniversaire du rejet de la loi-muselière et de constituer une équipe de football. Au moment du vote, il restait une seule voix contre10.

Il était clair que la tentative de reprise en mains avait lamentablement échoué. L’assemblée générale de l’Assoss était le lieu où tous ceux qui se considéraient de gauche, jeunes ou vieux, pouvaient s’exprimer. Ils étaient tous venus pour dire leur mot, la gauche de la gauche et la droite de la gauche, les cocos, les socialos, les laïcards et les libéraux. Ils se connaissaient depuis longtemps, mais leurs chemins avaient divergé. De toute façon, c’était aux jeunes de décider et aucun jeune n’était prêt à faire marche-arrière.

Une véritable euphorie s’était emparée des militants de l’Assoss : « Souvent nos soirées de discussion du jeudi connurent un afflux que ne pouvaient contenir nos locaux. De retour de l’université même pour quelques jours seulement, on venait nous voir, enthousiaste, on nous félicitait, on nous encourageait à poursuivre notre voie ; puis c’était la discussion, souvent âpre, toujours correcte et féconde… À chacune de nos initiatives le nombre des adhérents croissait.11 »

Et pourtant rien ne bougeait. La réforme de l’école ne sortait pas des tiroirs. L’armée était discréditée, détestée, divisée, mais personne n’osait lui assener le dernier coup. C’est dans cette situation que l’Assoss décida de s’attaquer à ceux qui de toute façon avaient le dernier mot, aux Américains, et de rompre avec la fameuse solidarité atlantique et avec l’ordre mondial qui avait été construit dans l’après-guerre.

L’Assoss réunit les organisations de jeunesse qui avaient signé la déclaration contre le service militaire obligatoire et leur proposa de discuter de la guerre du Vietnam. Six mouvements, l’Assoss, le Clan des jeunes, l’Unel, la Lëtzebuerger Arbechterjugend, les Jeunesses Socialistes et le Mouvement pour la paix et l’amitié signèrent une résolution qui rappelait la longue lutte du peuple vietnamien contre le colonialisme français et demandait la reconnaissance du Front national de libération, l’arrêt de toutes les opérations militaires, le retrait de toutes les troupes étrangères et l’organisation d’élections libres12.

Le 18 mai 1966, Joseph H. Cunningham, conseiller à l’ambassade des États-Unis, répondit à la résolution par une lettre ouverte, qui fut publiée dans trois quotidiens et, avec un commentaire, dans la Voix. Pour le diplomate américain, la guerre était due à l’agression du Nord-Vietnam contre le Sud-Vietnam. Les États-Unis se seraient seulement contentés de venir au secours de ce dernier. Cette réaction officielle donna un poids supplémentaire à l’initiative des mouvements de jeunesse et souligna que les États-Unis n’opéraient plus en territoire conquis13.

Le 15 novembre 1966, le Luxembourg vécut ce que l’historien catholique André Grosbusch a appelé un petit tremblement de terre. Le député chrétien-social Jean Spautz profita des débats budgétaires pour demander de façon apparemment spontanée la suppression du service militaire. Pris au dépourvu, les socialistes présentèrent une motion dans ce sens qui fut adoptée et obligea Pierre Werner à remettre la démission de son gouvernement le 24 novembre 1966.

En juillet 1962 déjà, la Voix avait constaté que, lors des débats parlementaires sur la réforme militaire, « seuls MM. Spautz, Useldinger, Abens ont mis en question l’existence de l’armée » et que « M. Spautz avait insisté dans son discours pour qu’on sache qu’il était le porte-parole de la section des jeunes du CSV ». L’auteur de l’article ajouta : « Ceci est fort bien. Pourtant l’armée existe toujours. Il faut que les paroles soient suivies d’actes, sinon elles ne sont que mensonge et démagogie. […] On gagne les élections contre l’armée, on s’assied au gouvernement avec l’armée.14 »

Les élections de juin 1964 permirent à l’Assoss de mettre l’armée à l’ordre du jour en couvrant les murs d’inscriptions antimilitaristes, dont l’une face à l’entrée de la Cathédrale proclamait : « Vive Spautz ! À bas l’armée ». Les élections furent marquées par une victoire des socialistes et des communistes. Une vive discussion éclata dans les rangs du CSV : « Man beklagte, dass die intellektuelle Jugend eher die Linke unterstützte, während es bei den katholischen Intellektuellen zum guten Ton gehöre, sich von den Parteien zu distanzieren.15 »

Pierre Werner chercha plus tard à dissimuler sa défaite en attribuant l’abolition du service militaire à un malheureux concours de circonstances. L’examen des documents internes du Parti chrétien-social prouve que cette version ne correspond pas aux faits : « Am 19. November schrieb Werner einen im Ton fast dramatischen Brief an Parteipräsident Jean Dupong. Er unterstrich, dass die Loyalität Luxemburgs der Nato gegenüber in Frage gestellt sei, und dies in einem Moment, da die Allianz durch die Alleingänge Frankreichs bereits geschwächt sei.16 »

La réaction furieuse du Luxemburger Wort au lancement d’une pétition contre le service militaire montra que la panique s’était emparée des éléments les plus conservateurs de la droite : « Luxemburger aufgepasst ! Die hiesige Zelle der Kommunistischen Internationale hat einen heimtückischen Plan ausgeheckt. Unter ihrer versteckten, aber nicht minder offenkundigen Regie […] haben sich einmal mehr einige Luxemburger Jugendorganisationen dazu hergegeben, dem Kommunismus Handlangerdienste zu leisten. […] Wer als Luxemburger nicht will, dass wir als kleines Land erneut isoliert, hilf- und bündnislos zwischen den Grossen herumtorkeln und ihrem Willen ausgeliefert sind […] DER MUSS DIE GENANNTE PETITIONSLISTE ZURÜCKWEISEN UND SEINE UNTERSCHRIFT VERWEIGERN ! » Le directeur du journal rappela, « wie schon in den Dreissiger Jahren insgeheim unter verschiedenen Decknamen, mitten unter uns nazistische Geheimzirkel entstanden waren, die nur auf ihre Stunde warteten.17 »

Le 17 décembre 1966, l’Assoss organisa un meeting contre la guerre au Vietnam au Pôle nord, avec la participation de deux orateurs du mouvement étudiant allemand, le Sozialistischer Deutscher Studentenbund (SDS). La conférence était suivie d’un défilé public à travers les rues de la ville jusqu’à l’ambassade des États-Unis, où une pétition fut remise par les représentants des organisations de jeunesse. Cette formule en deux séquences permettait de réunir d’abord un socle suffisant de manifestants décidés et de rassembler ensuite les hésitants par une marche publique. Le pari fut gagné, on compta 250 personnes lors de la conférence et 500 personnes devant l’ambassade.

À partir de ce moment, tout devint plus facile et le cours des événements s’accéléra.

Le nouveau ministre de l’Éducation nationale, Jean Dupong, appartenait à l’aile moderniste du Parti chrétien-social. Il était bien décidé à engager les réformes réclamées depuis des décennies : gratuité, mixité, reconnaissance des diplômes universitaires, édification d’un enseignement secondaire technique et introduction de cours de morale laïque. La messe obligatoire du jeudi fut supprimée et la doctrine chrétienne devint cours à option, la vieille École normale fut remplacée par un Institut pédagogique ouvert aux nouvelles méthodes d’acquisition du savoir.

Au Vietnam, l’intervention américaine se poursuivait et s’intensifiait. Avec chaque village incendié, chaque digue bombardée, chaque forêt détruite à l’agent orange, augmentait la force du mouvement de résistance et de solidarité. En Allemagne de l’Ouest, qui était considérée comme le pays où les anciens nazis occupaient tous les postes importants, surgissaient tout à coup une pléiade de penseurs et d’écrivains contestataires et un mouvement étudiant qui ne reculait devant aucune audace. En France, les étudiants en médecine luxembourgeois prirent contact avec le mouvement Un bateau pour le Vietnam pour apporter une aide concrète aux Vietnamiens. En Grande-Bretagne, le Tribunal Russell enquêtait sur les crimes de guerre américains. D’Amérique du Nord parvenait l’écho lointain du mouvement de protestation dans les campus. La cause du peuple vietnamien était devenue la cause de tous les peuples.

Le mouvement de solidarité dépassait les forces d’un mouvement de jeunes. Il fallait associer d’autres secteurs de la population, lui donner une respectabilité, une légitimité à laquelle l’Assoss ne pouvait prétendre. L’Assoss parraina en février 1968 la création d’un Comité Vietnam-Luxembourg, chargé de lancer la Campagne pour le million. Ce mouvement, animé par Gaston Vogel et entouré d’une équipe très active18, organisa des meetings réunissant plusieurs milliers de personnes et ne relâcha pas ses efforts pendant les six ans que dura encore la guerre.

L’Assoss aborda l’année 1968 avec confiance et combativité. Elle avait gagné dans les trois combats qui lui tenaient le plus à cœur. La tutelle cléricale sur l’école se relâchait. Le service militaire n’était plus qu’un mauvais souvenir. Le peuple vietnamien continuait sa lutte.

En février 1967, les délégués des six organisations de jeunesse qui avaient protesté ensemble devant l’ambassade des États-Unis se réunirent en conclave à l’auberge du Hunnebour, dans la belle vallée de l’Eisch, pour examiner les moyens de consolider les liens qui les unissaient. Ils élaborèrent une charte et fondèrent la Confédération des jeunesses de la gauche luxembourgeoise19.

L’idée centrale était de réunir la jeunesse ouvrière et la jeunesse étudiante sur la base d’un projet d’avenir et de tracer le chemin vers une transformation de la société luxembourgeoise, en profitant à la fois du savoir accumulé par les étudiants et de la compétence collective rassemblée par les syndicalistes. Le projet visait à remettre en question la division entre travail manuel et travail intellectuel et les rapports de domination.

Ce travail de longue haleine fut commencé avec beaucoup d’enthousiasme de part et d’autre, avec des invitations réciproques aux congrès et aux assemblées générales, une participation aux séminaires de formation syndicale et des tournois de football entretenant la convivialité. En février 1968, la Confédération des jeunesses de gauche réagit au coup d’État militaire en Grèce par une conférence du député Someritis. L’organisation autonome de la jeunesse était une menace pour les dirigeants politiques, qui voyaient dans les sections de jeunes des pépinières pour futurs cadres. La direction du LSAP interdit à la Jeunesse Socialiste toute participation.

Pour l’Assoss se dessinait une perspective à long terme avec la critique des idéologies véhiculées par la presse, le cinéma, les manuels scolaires et une critique des pratiques professionnelles. « Les Assossards ne seront des révolutionnaires que s’ils s’engagent sur leur propre lieu de travail.20 » L’influence du mouvement étudiant allemand devenait de plus en plus forte, tant au niveau des contacts qu’au niveau des idées et du vocabulaire. On parla de lutter contre l’aliénation, contre la manipulation par l’industrie culturelle, de créer des contre-pouvoirs, des contre-cultures et une opposition extra-parlementaire.

Le 22 mai 1968, les Cours supérieurs entrèrent en grève. Le mouvement s’étendit rapidement aux lycées, mais refusa de s’identifier avec les événements qui étaient en train d’embraser les universités françaises. L’Assoss appela, à son tour, le 15 juin à une manifestation de protestation contre l’interdiction des « groupuscules » ou mouvements révolutionnaires. Une centaine de personnes se réunirent sur la Place d’Armes, écoutèrent un discours d’André Hoffmann, firent le tour de la place devant un public étonné et se rendirent à l’ambassade de France pour y remettre une résolution. Tout se déroula dans le calme. La plupart des étudiants luxembourgeois en France étaient restés à l’université occupés à se battre avec la police ou à préparer leurs examens.

Le 21 août 1968, les troupes du pacte de Varsovie intervinrent en Tchécoslovaquie pour mettre fin à la tentative de démocratisation du régime socialiste. L’Assoss décida de participer à la manifestation officielle, mais avec ses propres mots d’ordre. André Hoffmann exprima l’état d’esprit des jeunes de l’Assoss dans une chansonnette : « Ons ass Vietnam, Vietnam schäissegal/ Wann och Bomme falen an Napalm brennt/ Mir halen mat de Pafen/ Mat den Tschechen léisst sech besser Wale machen/ Well onst Gewëssen pennt. »

Le monde était en ébullition, les idées se bousculaient, les contradictions s’aiguisaient. Tout était allé tellement vite, ne laissant pas le temps aux nouveaux venus d’assimiler les idées nouvelles, de nouer les alliances nécessaires, il fallait combattre sur tous les fronts en même temps. Un divorce croissant s’était formé entre ceux qui faisaient leurs études et avaient vécu au plus près des combats de rue et qui, exaltés, ne voulaient plus attendre, et ceux qui avaient terminé leurs études et s’apprêtaient à entrer dans les structures professionnelles et les enjeux de pouvoir de la société luxembourgeoise. Et enfin, il y avait les vieux qui ne comprenaient plus rien et secouaient la tête.

L’Assoss organisa en septembre 1968 un séminaire à Hosingen pour trouver une solution à la discorde. La discussion dura plus d’une année et remplit les pages de deux numéros de la Voix et de cinq bulletins de liaison. Le 29 décembre 1969, la dernière assemblée générale décida de transformer l’Assoss en une « avant-garde socialiste et révolutionnaire ». Les cotisations pour les anciens furent fixées à des montants prohibitifs, le recrutement des membres actifs fut ouvert aux ouvriers, on renonça à organiser des bals et la Voix cessa de paraître21.

La vieille Assoss pouvait disparaître. Elle avait atteint ses buts. L’Assoss était morte, elle avait préparé le terrain pour d’autres luttes, d’autres époques.

1 « Les papillons de février », Voix, no. 149, juin 1965

2 « …qui rira le dernier », Voix, no. 149, juin 1965

3 Van den Dongen Pierre, Jaumain Serge, Biermans-Lapôtre. Histoire d’un mécène et de sa fondation, Bruxelles : Racine, 2013, p.171

4 Les délinquants étaient Claude Wehenkel, Ernest Erpelding, Edmond Perrang, Jean-Paul Raus et Jean Becker.

5 « Assoss-Paris : Trois questions à Monsieur l’Ambassadeur luxembourgeois à Paris. », Voix, no. 147, janvier 1965 ; « Motions Assoss et UNEL », Voix, no. 152, décembre 1965

6 Eme, « Partisanenkrieg », Voix, no.138, juin 1963

7 « Wir sind erkannt », Voix, no. 150, août 1965

8 Sur l’affaire Wormeringer : Zeitung vum Letzeburger Vollek du 28 mai 1965, 29 mai 1965, 16 juillet 1965, 21 juillet 1965 ; Tageblatt du 20 juillet 1965 ; Letzeburger Journal, 21 juillet 1965, 23 juillet 1965, 24 juillet 1965 ; Luxemburger Wort du 22 juillet 1965, 23 juillet 1965,
28 juillet 1965, 29 juillet 1965, 13 mars 1967

9 Compte-rendu rédigé par Fernand Georges, cité dans Fayot Ben, Sozialismus in Luxemburg, Band 2, Luxembourg, 1989, p. 165

10 R.G. (Robert Goebbels), « Generalversammlung der Assoss », Letzeburger Journal, 3.11.1965

11 Steiwer Jacques, « Les années se suivent », Voix, no. 151, octobre 1965

12 « Für den Frieden in Vietnam », Voix, no. 155, mai 1966

13 « L’Embassy s’en mêle », Voix, no. 156, septembre 1966

14 « L’armée … existe toujours », Voix, no. 5, 1962

15 Grosbusch André, « Bewährung, Abnutzung und Erneuerung. », in Trausch Gilbert, CSV, Spiegelbild eines Landes und seiner Politik?, Luxembourg : Saint-Paul, 2008, p. 347-350

16 Grosbusch André, ibid., p. 351-354.

17 L’appel parut à la mi-décembre 1966 dans un encadré à la troisième page, suivi à la quatrième page du commentaire d’André Heiderscheid.

18 Avec entre autres Pierre Puth, Lambert Schlechter, Guy Binsfeld, Tino Ronchail, Leo Reuter et Roger Schumacher.

19 Les frères Castegnaro, Jean Regenwetter, Armand Nati, Josy Konz pour les syndicats, ainsi que Fernand Hubsch, Josy Ruckert, Jos Scheitler pour les jeunes communistes.

20 Wehenkel Henri, « Où va l’Assoss ? », Voix, no. 164/5, décembre 1968

21 Ainsi se termine notre contribution à cette histoire collective du mouvement étudiant luxembourgeois. Pour la dernière période nous avons dû effacer le côté personnel. Nous manquons évidemment de recul. Il nous reste à remercier ceux qui nous ont répondu à nos questions (Henri Entringer, Jacques F. Poos, Ben Fayot, Jean-Paul Raus, André Hoffmann, Pit Weyer, Claude Wehenkel, Ali Ruckert, Antoinette Reuter, Jacques Steiwer, Gaston Vogel). Nous nous excusons auprès de tous ceux que nous n’avons pas pu interroger, parce que nous n’avons pas réussi à les joindre ou que nous les avons tout simplement oubliés. Notre travail n’aurait pas été possible sans les services de la Bibliothèque Nationale et du Centre National de la Littérature en général et de Martine Mathay et de Pierre Marson en particulier.

Henri Wehenkel
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