Alex Chauvel et Ludovic Rio font leur entrée dans la collection Visions du Futur de Dargaud avec Les Murailles invisibles, un récit de science-fiction post-apocalyptique complexe mais prenant

La tête contre les murs

d'Lëtzebuerger Land du 07.04.2023

Lino est à l’aéroport, dans la file d’attente pour embarquer vers Abu Dhabi. Comme tout le monde autour de lui, il est au téléphone. Il parle business et éco-responsabilité. « Une réduction des gaspillages de l’ordre de 17% », « pensez à l’économie énergétique qui en résultera », « le traçage est mis au service de la planète »… dit-il à son interlocuteur. Tout à coup il perd le réseau. Tout le monde perd le réseau.

On tourne la première page, un avion décolle, monte dans le ciel et explose très rapidement après être entré en contact avec quelque chose d’invisible. On revient alors au début, pour essayer de mieux comprendre, et là, on prête une plus grande attention à la petite didascalie tout en haut de la première case de la première page de l’album. C’est court et c’est direct. « Deux minutes avant l’apparition des murs », peut-on y lire.

Alors là, on fait le lien avec le titre de l’album et avec cette couverture montrant une personne coupée en deux. Son corps est divisé en deux espaces différents, l’un urbain, l’autre désertique, et en deux temporalités différentes. En avant de l’image, un corps est encore en état, des fruits encore bons à manger et un téléphone toujours allumé. Derrière, ce qui semble être une muraille invisible, le reste du corps déjà transformé en squelette, une voiture devenue carcasse et des poteaux électriques qui tombent en morceaux.

On revient au récit, Lino s’enfuit dans un parking de supermarché, une boîte de conserves à la main. On est trois mois après l’apparition du mur, nous apprend une nouvelle didascalie discrète. La voix off nous apprend qu’il était « grand amateur de récits post-apocalyptiques » au point d’avoir l’impression de « tout savoir sur la fin du monde et comment y survivre ». « Quand je me suis retrouvé à devoir me battre pour une boîte de pêches au sirop (…) je faisais un peu moins le malin », ajoute-t-il ensuite. Et le voilà effectivement en train de se lutter à mort pour quelques calories. Il ne sera sauvé que par l’apparition d’un étonnant groupe d’explorateurs. Ils sont habillés bizarrement et disposent de technologies inconnues à Leo. En fait, ils viennent du futur, enfin de son futur.

Les murs qui sont apparus un peu partout dans le monde et qui découpent la planète en une sorte de puzzle, ont créé différents espace-temps. Une minute de ce côté-ci d’un mur peut être l’équivalent de plusieurs semaines, mois, voire plusieurs années de l’autre côté du mur. Du coup, mieux vaut prendre ses précautions quand on décide de passer à travers l’une des quelques brèches de ces murailles invisibles. Des brèches que seuls ces explorateurs, en provenance de Nostoc et ayant plusieurs siècles d’avance technologique sur Lino et ses contemporains, parviennent à voir grâce à des lunettes spéciales. Lino se joindra à eux. Ils voyagent pour essayer de comprendre l’origine de ces murailles, Lino va les accompagner surtout dans le but de rester en vie.

Avec ces Murailles invisibles, le scénariste Alex Chauvel (Thomas et Manon, Les Quatre détours de Song Jiang, Les Pigments sauvages…) et le dessinateur Ludovic Rio (Mon histoire de migration entre France et Angleterre, Spectres, Ain…) mélangent dystopie post-apocalyptique, récit d’aventure, histoire de guérillas urbaines pour les territoires, science-fiction d’anticipation… Tout y passe et l’ensemble est plutôt bien agencé. Il faut dépasser les premières pages, accepter de ne pas tout comprendre tout de suite et persévérer dans la lecture pour arriver à voir la sauce prendre. Car l’entrée en matière, avouons-le, est un peu brusque et absconse. Il faut aussi accepter ce patois – mélange de français mal maîtrisé, de parler « jeune » et de langage sms –, certes compréhensible mais vraiment désagréable à lire, parlé par une partie des humains de l’histoire. Mais ça en vaut vraiment la peine, même si à la fin de ce premier tome on n’a pas beaucoup de réponses aux nombreuses questions que pose le récit, surtout toutes celles concernant les fameuses murailles. La construction du récit, de l’univers et des personnages nous font prendre plaisir à aller au bout des 92 pages de ce premier opus. Un premier tome qui s’achève, d’ailleurs, sur un cliffhanger bien amené qui donne envie de vite découvrir la suite.

Niveau mise en page, le découpage est dynamique avec des cases certes toutes bien détourées mais aux dimensions et aux formes variables. En ce qui concerne le dessin, même si on peut regretter un peu l’aspect un peu trop numérique ou une ligne claire un peu trop proprette dans le travail de Rio, on apprécie les décors – tout particulièrement ceux qui représentent un Paris dont ont repris possession les plantes et les animaux sauvages – et le travail sur la couleur volontairement terne et sobre avec ces tendances orange et ocre qui collent à la désolation du monde narré.

Un monde dystopique que les auteurs ont représenté de manière très proche de celui que nous connaissons aujourd’hui. Afin de troubler le lecteur, de lui susurrer à l’oreille que, même si l’arrivée de telles murailles invisibles dans notre quotidien est fort peu probable, les conséquences que celles-ci créent dans le récit pourraient être finalement assez semblables à celles que l’humanité risque de connaître bientôt à cause des dérèglements climatiques. Bien vu !

Les Murailles invisibles t1 d’Alex Chauvel et Ludovic Rio. Dargaud

Pablo Chimienti
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