« Caisse noire », actes notariés généreux, conflit d’intérêts, Dippach montre les limites de l’autonomie communale

Petits arrangements entre amis

Fête dans le parc de Schouweiler dimanche. La bourgmestre et directrice de crèche, Manon Bei-Roller,  parle à ses administrés
Foto: Hadrien Friob
d'Lëtzebuerger Land vom 26.05.2023

Le conseil communal de Dippach s’ouvre lundi à 13 heures dans une chaleur lourde. L’atmosphère deviendra étouffante quelques heures plus tard. Le ton monte crescendo dans cette commedia dell’arte de la politique locale qui se joue dans la grande salle de la mairie basée à Schouweiler, commune qui forme la Gemeng Dippech avec Sprinkange, Dippach, Bettange-sur-Mess, et Dippach-Gare, dans la circonscription Sud. 4 635 habitants au dernier comptage. L’un des premiers sujets à l’ordre du jour éveille les susceptibilités. Le devis de l’annexe de la maison relais de Schouweiler, évalué à 5,7 millions d’euros, est considéré comme élevé et l’opposition de la Biergerinitiativ s’inquiète de son financement. « C’est beaucoup d’argent mais nous savons que la prochaine génération en aura besoin », résume l’échevin libéral Max Hahn, peu avare en formules bateau. La bourgmestre LSAP, Manon Bei-Roller, procède au vote. Comme un refrain répété à chaque point à l’agenda. « Romain ? Annette ? Pascal ? Manon, ja. Gast ? Luc ? Claudine ? Max ? Philippe ? Carlo ? An Här Schaul ? ». La tête de liste de la Biergerinitiative Gemeng Dippech aux élections du 11 juin, Sven Schaul, apparaît vite comme l’empêcheur de tourner en rond dans cette assemblée.

« Un autre projet qui nous tient à cœur », enchaîne l’édile socialiste. Il porte l’intitulé « Design for all Schouweiler », une résidence pour « séniors, personnes à mobilité réduite et logements abordables », est-il écrit sur la plaquette. La résidence est envisagée dans le centre du village, à deux pas de la mairie. RTL s’y était déjà intéressée en octobre 2020. Sven Schaul avait attiré l’attention sur le prix de vente de deux unités d’habitation (voisines de la maison de la bourgmestre), bien au-dessus de l’estimation de l’expert. De l’argent foutu en l’air aux yeux de l’élu de l’opposition qui, dans sa feuille de choux, souligne le creusement du solde budgétaire de 2022 à 2023, positif à 331 000 euros puis négatif de 27 millions d’euros en cette année électorale. Ce lundi, Sven Schaul fustige les « six années » durant lesquelles il aurait été possible de présenter le projet. « Et le vote intervient trois semaines avant les élections », lance le conseiller. On lui reproche de faire le showman devant un journaliste. La presse a déserté les conseils communaux ces dernières années et la vie politique locale disparaît des radars. Le projet de maison intergénérationnelle compte 24 logements. « Un million par unité, c’est cher », constate l’autre conseiller de la Biergerinitiativ, Romain Scheuren. « Ce projet vaut plus que 24 millions d’euros, car il rassemble les gens », répond Max Hahn. Il continue : « On ne construit pas 24 unités de logement. On construit un endroit où des gens vivent ensemble. »

Puis vient à l’ordre du jour la réalisation, avec le Fonds du logement, d’un programme immobilier à Bettange-sur-Mess, pour des logements abordables. « Datt ass immens wichteg », assure la maire. On identifie le lieu. « À côté de l’église de Bett où il y avait le boulanger », comprend un conseiller communal avec sa chemisette à motifs colorés. La chaleur dans la grande pièce du conseil communal ce lundi impose des tenues décontractées. Trois portent une chemise sans cravate. Deux, des polos. Un conseiller est habillé en survêtement noir et blanc, t-shirt sportif et chaussures Nike assorties. Un autre laisse entrevoir son boxer Calvin Klein au bas du dos. On en vient audit projet. Le Café des Sports, face à l’église, sera démoli. Le bâtiment est protégé au niveau communal, mais il peut être mis à terre si l’on en garde le volume, assure Max Hahn. « Datt ass Quatsch », réagit Sven Schaul, furieux que l’on ruine le patrimoine architectural, comme cette grange à Dippach, détruite en février sans l’accord du ministère de la Culture et qui avait valu un reportage de la Radio 100,7. Les discussions se tendent. La bourgmestre, style bohème avec son chignon débraillé et sa robe en tissu agrémentée de fleurs, les anime comme une matriarche bienveillante dans un dîner de famille. Un téléphone sonne. « Allo, wien ass do ?, demande le secrétaire communal, Claude Elsen qui a décroché dans un rire général, comme si la bonne humeur devait primer sur les enjeux. C’est le smartphone de la bourgmestre. Celle-ci saisit l’appareil pimpé dans le style Kitty. Elle sort de la pièce quelques secondes puis revient et procède au vote.

Arrive le gros morceau. Celui qui se bloque en travers de la gorge. Le conseil communal doit approuver la signature d’une convention avec l’asbl Vivre ensemble dans la commune de Dippach. C’est le nouveau nom de l’association Promotion culturelle Dippach (ou Promoculture). Selon les termes de la convention, la commune, représentée par la bourgmestre Manon Bei-Roller, et ses échevins Max Hahn et Philippe Meyers, doit signer avec le « président de l’Asbl XXXXX et son secrétaire XXXXX ». La Gemeng Dippech doit ensuite mettre à disposition un « fonds de roulement approprié ». Il est question de 80 000 euros. Sven Schaul s’offusque : « Une convention avec une association qui n’existe pas encore. C’est illicite, illégal », martèle le conseiller d’opposition. Les statuts modifiés en novembre n’ont pas été déposés au Registre du commerce et l’association y est toujours baptisée Promotion culturelle Gemeng Dippach. Deux documents ont été publiés : les statuts de 2002 et le renouvellement du conseil d’administration. Y figurent la notabilité politique locale : DP, CSV et LSAP, via Philippe Meyers, échevin et président de Promoculture. Un administrateur est décédé. L’adresse du siège social n’existe pas. Aucun compte n’a été publié.

Selon nos informations, cette association a été créée en 2002 pour organiser des événements culturels comme des concerts, principalement pour encaisser les recettes puis payer les prestataires ou interprètes. Le périmètre d’activité s’est élargi. En novembre 2019, la commission à l’égalité des chances de la commune invite au Lëtzebuerger Kascht, dans le château de l’Apemh (association qui aide à l’intégration des personnes en situation de handicap mental) à Bettange. Judd mat Gaardebounen, Bouneschlupp puis Schockelakuch a Kaffi coûtent trente euros. À verser sur le compte BCEE de Promoculture. En décembre 2019, la commission intergénérationnelle organise une excursion en bateau au marché de Noël de Sarrebourg. Pour le transport et déguster un tartare de saumon puis un rôti de veau purée à la truffe, il faut verser 68 euros sur le compte BCEE de Promoculture Gemeng Dippach. Le 14 mai dernier, la même commission convie au Lëtzebuerger Mëtten, au café Um Bur de Bett. Le menu charcuterie-salade et l’accompagnement musical de Jos Schartz se facturent 21 euros. Le flyer invite à verser les fonds sur le compte de l’Administration communale - Troisième âge. Or, l’IBAN renseigné est encore celui de Promoculture, une asbl qui échappe à tout contrôle ministériel des finances communales.

Puis de l’argent abonde du budget communal. Par exemple, dans le projet de budget rectifié 2023, 10 000 euros de subventions ont été allouées en 2022 à l’asbl Promoculture au titre de manifestations publiques, culturelles et festivités. On ambitionne d’en verser 80 000 pour régler des dépenses qui pourraient l’être via le budget communal. C’est une « caisse noire », s’exclame Sven Schaul lundi. « Rhooooooooo », pousse la bourgmestre agacée, levant les bras et remuant sa dizaine de bracelets noués au poignet droit. Une conseillère soutient qu’on pourrait poursuivre le conseiller de l’opposition en diffamation puisqu’on parle ici de « Klengegkeeten ». Le risque inhérent aux asbl est considéré comme « élevé » dans l’évaluation nationale en matière de blanchiment des capitaux réalisée par le ministère de la Justice. Interrogée par le Land sur Promoculture, les événements mentionnés et le manque d’informations financières, l’administration communale répond que l’asbl a été constituée « pour organiser des festivités sous le contrôle organisationnel et financier de la commune, en garantissant une certaine flexibilité au niveau de l’organisation, tout en garantissant la transparence financière ». Effectivement, Philippe Meyers apparaît dans les deux instances . L’élu socialiste a en outre été nommé en avril à la présidence du Sigi pour remettre de l’ordre dans le syndicat intercommunal traversé par des crises de gestion et de gouvernance.

« L’Asbl Promoculture a fonctionné par le passé avec une certaine autonomie en assumant les dépenses de certaines activités et en encaissant les recettes y relatives, ce qui correspond d’ailleurs tout à fait à ses vocation statutaires, sans contribution de la commune jusqu’ici », explique le secrétaire communal Claude Elsen. Mais le collège échevinal souhaite « étendre les missions » de l’asbl, détaille le responsable administratif, raison pour laquelle les statuts ont été mis à jour via une assemblée générale. Une membre qui ignorait qu’elle l’était témoigne au Land qu’elle avait été convoquée par une collaboratrice de la mairie « pour aller signer les bilans de Promoculture ». Alerté au sujet de cet événement et de cette association qui n’est même pas recensée sur le site de la commune, le conseiller communal Sven Schaul a dénoncé les faits au parquet fin octobre 2022. Contactée, l’administration judiciaire informe que le dossier est traité. Le substitut du procureur ne s’est pas encore prononcé sur l’opportunité d’instruire.

Ce lundi, trois semaines avant les élections, le point asbl Vivre ensemble Dippach s’apparente à une régularisation. « Il est à noter que la façon de procéder a été avalisée par les responsables du ministère de l’Intérieur, lors d’entrevues entre la commune et eux », nous écrit Claude Elsen avec en copie un ancien du ministère de tutelle qui travaille maintenant à l’administration de Dippach. Interrogé au sujet de Promotion culturelle Gemeng Dippach, le ministère répond ne pas avoir « entendu parler de cette asbl ». Selon les services de Taina Bofferding (LSAP), « toute asbl peut percevoir des subsides de la part de la commune (dans le cadre du budget), respectivement des conventions peuvent être conclues, aussi longtemps que l’intérêt communal est respecté et aussi longtemps que la commune peut se permettre une telle dépense, économiquement parlant ». Le ministère de l’Intérieur précise en outre procéder à des « contrôles de légalité » et pas « d’opportunité ».

En janvier 2021, le ministère de l’Intérieur avait été informé par Sven Schaul (encore lui) d’irrégularités potentielles dans une attribution de marché. La commune avait en effet passé commande auprès d’une société appartenant en partie au conseiller libéral, Luc Emering, (et président des Jongbaueren) pour 200 cadeaux offerts aux retraités. La facture s’élevait à 3 000 euros. Face a ces faits possiblement condamnables, la ministre avait dû signaler au parquet cette prise illégale d’intérêts. « Cette affaire s’est terminée par un avertissement à la personne concernée. Il s’agit donc plutôt d’un dossier anodin », commente un porte-parole de l’administration judiciaire.

D’autres pratiques sont stigmatisées par l’opposition, par exemple lors du conseil communal du 30 septembre. La commune achète des terrains à des administrés pour achever la piste cyclable avec une prime si le terrain devient constructible. « Pour rassurer le vendeur », explique l’échevin Max Hahn. Or, selon des actes notariés consultés par le Land, une condition spéciale engage la commune à payer dix fois plus le vendeur du terrain si ce dernier est converti de terrain agricole à terrain constructible. Des terrains ont notamment été achetés à l’épouse d’un fonctionnaire du comité d’acquisition du fonds des routes qui a par ailleurs suivi (autour de la période de l’acquisition) plusieurs conseils communaux de Dippach pour le Wort (en tant que freelance). La transaction s’élève à 574 000 euros. La « condition spéciale » exposerait un prochain conseil communal à une dépense de presque six millions d’euros si les terrains en questions devenaient constructibles. Interrogé sur la pratique, le ministère de l’Intérieur argue qu’il « s’agit d’une question d’opportunité et qu’il appartient aux autorités communales d’évaluer en toute autonomie les conditions relatives à la transaction immobilière ». Le budget de Dippach autorise treize millions d’euros de dépenses ordinaires. Les dépenses extraordinaires en 2023 s’élèvent à 35 millions d’euros. La situation financière des habitants passe ainsi de 1 700 euros par habitant en 2022 à - 5 700 en 2023.

Pierre Sorlut
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